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Toi et ton smartphone !

Dernière modification le 13-11-2023 à 19:23:07

Ton smartphone, c’est toute ta vie. Toutes les 15 secondes, tu y jettes un coup d’œil, parfois long, parfois bref. Tu remarques que tu ne te souviens plus de l’heure que tu as regardée il y a à peine 30 secondes, mais ce n’est pas grave parce que tu peux la regarder aussi souvent que tu le désires.

Ton smartphone te permet de gérer des urgences. Ton appareil est toujours allumé et prêt : on ne sait jamais, peut-être que quelqu’un va chercher à t’atteindre et que ce sera urgent. Dès que tu entends le moindre son, tu te précipites pour répondre ou voir ce qu’il en est, on ne sait jamais, c’est peut-être urgent.

À n’importe quelle heure et depuis n’importe où, tu peux désormais commander un repas ou acheter quelque chose sur un supermarché en ligne. Tous tes désirs sont satisfaits, au meilleur prix. Et tu regardes ensuite avec un petit sourire complice le livreur sous-payé qui se précipite chez toi à vélo pour que tu n’aies pas à attendre.

Tu passes des heures à regarder ce petit écran, à scroller sans fin, à échanger de brefs messages vite oubliés. Ces heures passent, très vite, laissant peu de traces. Ta vie se consume, tu fais passer le temps. Mais tu adoptes physiquement, à longueur de journées, la position d’un serviteur, penché en avant.

Grâce à ton smartphone, tu es un peu comme seul au monde. Tu n’as plus besoin des autres, même ceux qui se trouvent au même endroit que toi et que tu peux importuner en criant dans ton appareil en faisant fonctionner le haut-parleur. D’ailleurs, tu as toujours toutes les sonneries et notifications « à fond » pour qu’elles soient entendues de tous et tu as même activé le son qui émet un bip à chaque fois que tu tapotes du doigt.

Tu te dis que tu dois de temps en temps avoir l’air un peu débile, quand tu essaies vainement de tenir une conversation au milieu du bruit du trafic et des travaux. Tu tiens alors ton smartphone à l’horizontale, collé contre ton oreille. Ce qui te rassure, c’est que comme vous avez tous l’air débiles, cela ne se voit plus tellement.

L’horreur, c’est quand ta batterie est épuisée et que, malgré tes efforts, tu ne trouves personne pour te prêter un chargeur. Tu ne connais pas de plus grand stress dans la vie. Tu as donc acheté une batterie de réserve, pour être sûr de rester toujours en ligne. On ne sait jamais, il y aura peut-être une urgence.

Tu t’obstines à répondre au téléphone, dès que tu sens une vibration ou que tu entends une sonnerie, même s’il y a beaucoup de monde autour de toi ou si tu es dans un endroit bruyant. Parfois, tu te sens un peu comme un chien qui réagit au sifflement de son maître, mais tu ne peux pas t’empêcher de répondre. On ne sait jamais, c’est peut-être une urgence.

Tu as absolument besoin de toujours avoir ce téléphone sur toi, en cas d’urgence. Pourtant, tu n’as jamais eu de réelle urgence pendant ta vie, mais on ne sait jamais.

Dans la rue, tu consultes tes messages et d’autres choses, pour ne pas perdre du temps. Tu prends bien sûr le risque de te faire écraser par un véhicule ou de foncer dans un autre individu inattentif, mais cela vaut la peine, puisque tu gagnes du temps. Et c’est tellement pratique.

Dans les transports publics ou dans la rue, tu transportes tes enfants en tenant la poussette d’une main et le smartphone de l’autre. Pas question de perdre du temps. Les enfants semblent s’en accommoder et plongent dans une grande passivité. Parfois, ils réagissent et dérangent tes conversations téléphoniques ou l’utilisation du smartphone. Les enfants, c’est insupportable, ils ne sont pas capables de rester à leur place en attendant l’hypothétique rangement de l’appareil.

Le soir, tu vas promener ton smartphone dans le quartier et, tant qu’à faire, tu emmènes avec toi le chien pour qu’il puisse faire ses besoins. Mais c’est bien ton smartphone qui a besoin de cette promenade.

Quand tu ne retrouves pas le nom d’un acteur ou une date, tu te précipites sur ton smartphone pour trouver la réponse rapidement sur Internet. C’est tellement pratique. Bien sûr, ta mémoire s’amenuise par manque d’exercice à force d’agir ainsi, et tu dois de plus en plus te reposer sur cette mémoire collective pour compenser les faiblesses de la tienne. Mais c’est tellement pratique.

Quand tu te déplaces quelque part, tu comptes sur le GPS de ton smartphone. Pas question d’utiliser un plan ou une carte ou de mémoriser le chemin qu’il faut prendre, ce serait perdre du temps, et c’est préhistorique. Parfois, voire souvent, tu ne trouves pas l’endroit où tu as rendez-vous et tu dois téléphoner. Tu te sens un peu bête quand tu dois avouer que tu ne sais même pas où tu te trouves. Mais le GPS, c’est tellement pratique.

Tu ne résistes plus à l’appel de ton smartphone. À chaque notification, à chaque son ou à chaque sonnerie, tu te précipites pour ne rien manquer. Tu as besoin de cet appareil, il faut qu’il soit toujours avec toi, tu ne pourrais pour rien au monde t’en séparer. Il est tellement pratique.

Quand tu te déplaces à pied avec quelqu’un, il est fréquent que tu sois au téléphone, en pleine conversation. La personne qui est avec toi s’ennuie certainement, mais tu t’en fiches. Elle n’a qu’à utiliser elle aussi son téléphone.

Quand tu es en couple, au restaurant, vous passez tous les deux de longs moments sur vos smartphones. C’est vrai qu’à force de passer votre vie en ligne, vous n’avez plus grand-chose à vous dire. Et de toute manière, quand tu essaies de dire quelque chose, tu vois bien que la personne qui est avec toi ne t’écoute qu’à moitié. Au fond, à quoi bon encore se parler.

Ces autres humains sont d’ailleurs de plus en plus insupportables : ils ne répondent pas immédiatement quand tu les contactes par message à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit. Bon sang, cela pourrait être urgent !

Un des grands avantages du smartphone, c’est qu’on peut sans autres arriver en retard à des rendez-vous, puisqu’on peut appeler ou envoyer un message pour dire qu’on est en route. Les autres n’ont plus qu’à attendre.

Quand tu te trouves dans un lieu inhabituel, tu te dépêches de faire un selfie et de le poster sur les réseaux sociaux. Ce serait quand même bête d’être allé quelque part et que personne ne le sache. Tu songes à t’acheter une perche à selfie, parce que c’est quand même vachement pratique. Quand tu pars en vacances, tu consacres une grande partie de ton énergie et de ton temps à montrer tes vacances à toutes les personnes qui te suivent sur les réseaux sociaux. C’est un peu épuisant, mais c’est à ce prix que tu maintiens ta réputation sur Internet. D’une certaine manière, tu as l’impression de communier avec ces millions de gens qui font la même chose et qui ont peut-être envoyé les mêmes photos.

Quand tu vas à un concert, tu filmes et tu enregistres presque toutes les chansons en brandissant ton smartphone devant toi. Tes bras sont fatigués. Et bien sûr, tu râles contre ceux qui sont devant toi et qui font exactement la même chose.

Dans le bus, tu ne te gênes pas pour raconter ta vie à haute voix, sans te demander si d’autres écoutent. Tu n’évites même pas les choses intimes. Aujourd’hui, c’est comme ça, ils n’ont qu’à s’habituer. Parfois, tu tiens aussi ta conversation à haute voix, avec le haut-parleur à fond, pour mieux entendre ton interlocuteur, malgré le bruit de la circulation et des travaux. Manifestement, le bruit égrillard et grinçant de ton appareil ne dérange pas tes oreilles habituées aux bruits de toutes sortes. Tu fais d’ailleurs maintenant tous tes téléphones en visio, peu importe où tu es. Tu vois bien que des personnes grimacent çà et là, mais tu t’en fiches: elles n’ont qu’à faire la même chose. Chacun est libre. Au fond, tu appliques fidèlement les principes de la morale du troupeau : vu que d’autres braillent partout dans leur smartphone et font marcher leur haut-parleur, tu le fais aussi.

Avant le smartphone, tu laissais encore souvent ton cerveau en liberté. C’était d’ailleurs à ce moment-là qu’il te rappelait les choses que tu risquais d’oublier ou qu’il te faisait penser à une personne que tu n’avais pas contactée depuis longtemps. Cela te permettait de rêver, de penser, de réfléchir à une situation vécue ou à venir, mais tu avais aussi très peur de t’ennuyer. Maintenant, fini l’ennui : ton cerveau est en permanence occupé : il y a des myriades d’applications de jeux vidéo, des tchats, des réseaux sociaux, tu peux scroller aussi longtemps que tu le désires. Ton cerveau ne s’ennuie plus, il est toujours stimulé.

Tu remarques souvent que tu perds ta capacité de mémorisation, que tu n’as plus qu’une sorte de demi-attention pour le monde qui t’entoure, qu’il y a plein de choses que tu ne saurais plus faire sans ton smartphone. Mais c’est ainsi, c’est le progrès, on ne peut pas l’arrêter, et c’est tellement pratique.

Ton smartphone suit tous tes mouvements et toutes tes activités, il sait toujours où tu es et ce que tu fais. Tu sais que tes données sont transmises à des firmes qui s’efforcent de contrôler tout le monde, mais tu penses que tu n’as rien à cacher. Ta vie est maintenant entièrement numérisée et il est fort possible que tu sois aussi manipulé. Mais c’est comme, ça, c’est le progrès. Un jour, une assurance maladie complémentaire te sera refusée ou tu ne recevras pas de  réponse suite à une candidature pour un job. Tu ne te demanderas pas pourquoi, tu auras simplement été recalé grâce aux informations récoltées par les applications de ton smartphone, c’est le progrès.

La fabrication de ton smartphone a exigé que des enfants ou des travailleurs pauvres et soumis descendent dans des mines dangereuses en Afrique, dans des conditions terribles. Elle a aussi impliqué que de jeunes adolescents travaillent à la chaîne dans des conditions épouvantables dans des ateliers chinois. Les matériaux nécessaires à sa fabrication sont venus de dizaines de pays différents et ont nécessité un transport polluant par bateau, par camion ou par avion. Le bilan écologique du smartphone pour tous est absolument terrifiant, et tu le sais. Mais tu en as tellement besoin pour passer la moitié de ta vie sur cet appareil, même pour faire des choses qu’on pourrait aisément faire autrement voire sans aucun appareil, que tu acceptes d’assumer d’être un pollueur. Après tout, chacun en fait autant et tu ne vois pas pourquoi ce serait à toi de remettre en question l’utilisation que tu en fais.

Tu sais bien que tu participes ainsi à détruire les conditions de vie sur cette planète, en renouvelant ton appareil tous les deux ans et en l’utilisant à longueur de journée, sans compter les données accumulées sur ta vie et celle des autres, sans t’inquiéter des pollutions induites par cette consommation frénétique d’énergie. Les conversations à longueur de journée, les jeux vidéos, les réseaux sociaux, c’est ça qui est important. Pour la planète, on verra donc plus tard.

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