Dernière modification le 28-7-2022 à 17:43:27
ou comment une estimation systématiquement erronée des paramètres de la formule de Ramsey discrédite d’un point de vue économique toute tentative de lutte contre le dérèglement climatique
Texte rédigé par Loris Stehlé, basé sur le chapitre 7 du livre « Comment les économistes réchauffent la planète » d’Antonin Pottier, aux éditions Seuil.
Le podcast
Temps de lecture 12 minutes
Estimation des coûts
En avril 2020, la revue Nature a publié une étude montrant que le maintien de notre trajectoire actuelle d’émissions de CO2 coûterait entre 120’000 et 600’000 milliards de dollars d’ici à 2100. Cinq ans plus tôt, en avril 2015, la Banque Mondiale avait pour sa part chiffré l’alternative. A savoir qu’investir 90’000 milliards de dollars d’ici à 2030 permettrait de réorienter l’économie mondiale de manière à éviter les coûts exorbitants engendrés par le dérèglement climatique chiffrés ci-dessus, grâce à une limitation de l’augmentation de la température entre 1.5 et 2°C.
Cette stratégie d’investissement semble donc clairement préférable, car elle présente le double intérêt d’un moindre coût global tout au long de ce siècle, et surtout d’une stabilisation à moyen terme du climat, permettant ainsi d’optimiser les chances de sauvegarde des écosystèmes nécessaires au fonctionnement de notre civilisation.
Mais alors pourquoi, me direz-vous, si peu d’investissements ont eu lieu ces dernières années, alors qu’une revue scientifique parmi les plus réputées et la plus haute instance financière mondiale semblent s’entendre sur le subtil arbitrage entre le coût des moyens à mettre en œuvre dès aujourd’hui pour empêcher le bouleversement climatique de continuer d’une part, et le prix à payer pour gérer ses conséquences dramatiques d’autre part ?
L’actualisation
Simplement parce qu’un franc dépensé aujourd’hui n’est pas égal à un franc dépensé demain.
C’est la base même de notre système capitaliste, avec ses prêts contre intérêts: un investisseur (détenteur d’un capital) accorde un prêt à un entrepreneur, dans le but de récupérer non seulement son investissement de départ s, mais aussi une plus-value, sous la forme d’intérêts.
Ainsi, une somme monétaire investie maintenant est équivalente à cette même somme plus des intérêts dans le futur. Généralement, ces taux d’intérêts sont définis sur une base annuelle, ce qui fait que la somme due (i.e. avec ses intérêts) s’ après t années se monte à:
s’ = s×(1+r)t
où r est le taux d’intérêts annuels,
t est le nombre d’années
s est la somme initiale, et
s’ est la somme après le temps t, avec le taux d’intérêts r
Nous pouvons nous servir de cette formule pour estimer la valeur actuelle d’un franc perçu dans t années, qui vaut donc aujourd’hui 1/(1+r)t.
Les économistes généralisent ce concept d’intérêts, en nommant “actualisation” le taux de conversion permettant de comparer des sommes monétaires futures et présentes. Cela permet ainsi de pondérer le futur par rapport au présent, et donc de faire des calculs d’optimisation d’investissements étalés sur une certaine période de temps.
La formule de Ramsey
Mais quel est le taux d’actualisation à utiliser? Comment se mesure-t-il? Se calcule-t-il?
Ce taux d’actualisation r peut se décomposer selon une équation appelée la formule de Ramsey, qui se présente ainsi:
r = ρ + η × g
où r est le taux d’actualisation,
ρ est le taux de préférence pure pour le présent (TPPP),
η est l’élasticité intertemporelle de substitution (ou aversion pour l’inégalité), et
g est le taux de croissance de la consommation
Les paramètres de cette formule sont détaillés dans de nombreuses sources, nous n’allons pas entrer trop dans le détail ici, mais il est important de relever que:
- Le taux de préférence pure pour le présent ρ traduit une notion d’incertitude du future: même sans inflation, il est préférable d’avoir quelque chose aujourd’hui plutôt que demain, car nul ne sait de quoi demain sera fait.
- L’aversion pour l’inégalité η traduit la propension à vouloir lisser les investissements dans le temps.
- Le taux de croissance de la consommation g intervient dans cette formule à cause de l’utilité marginale d’une certaine somme: avec un fort taux de croissance, demain sera beaucoup plus riche qu’aujourd’hui; il sera donc plus indolore de faire un investissement d’un même montant demain qu’aujourd’hui.
Des paramètres qu’il faut estimer
Autant le taux de croissance de la consommation g est mesurable à un instant donné, autant les deux autres paramètres ρ et η doivent être estimés, et dépendent plus d’une façon de voir le monde que de paramètres purement physiques.
C’est pourquoi dans les faits, les économistes ont tendance à simplement utiliser les taux d’intérêts du moment comme première estimation du taux d’actualisation. En effet, ils estiment que grâce aux mécanismes de marchés, les taux d’intérêts se calent naturellement sur le taux d’actualisation. Il n’est donc pas nécessaire de connaître en détail la valeur de tous les paramètres de la formule de Ramsey pour pouvoir faire des calculs d’optimisation coûts-bénéfices entre investissements présents et économies futures.
Mais quel taux d’intérêt faut-il utiliser pour estimer ce taux d’actualisation, outil indispensable pour comparer la pertinence d’investir dès aujourd’hui dans la lutte contre le dérèglement climatique, par rapport à en payer les conséquences dans le futur ?
Il n’existe en effet pas un unique taux d’intérêt, car ceux-ci dépendent du type de marché et d’investissement considéré.
Valeurs typiquement utilisées dans les discours économiques dominants versus alternatifs
L’influent économiste américain William D. Nordhaus table ainsi sur taux de préférence pure pour le présent ρ de 3%, une aversion à l’inégalité η de 1 et un taux de croissance de la consommation future g de 3%, d’où un taux d’actualisation r de 3 + 1 × 3 = 6%. Ce taux de 6% correspond selon lui au taux d’intérêt calculé grâce au prix de certains instruments financiers.
A l’inverse, l’économiste William R. Cline estime que le taux de préférence pure pour le présent ρ doit valoir 0% (il est selon lui éthiquement indéfendable de donner plus de poids à la génération actuelle qu’aux générations futures dans le contexte de la lutte contre les catastrophes climatiques), une aversion à l’inégalité η de 1.5 et un taux de croissance de la consommation future g de 1%, d’où un taux d’actualisation r de 0 + 1.5 × 1 = 1.5%.
Face aux critiques du courant dominant de l’économie, qui accusent ce taux de 1.5% de ne pas correspondre aux taux d’intérêts du moment, Cline affirme pour sa part que ce taux correspond au contraire au taux d’intérêts bien moins volatile que la référence de Nordhaus, à savoir le rendement des bons du Trésor américain.
Pour qui est familier avec les exponentielles, une différence qui peut sembler anodine entre les hypothèses de Nordhaus (r=6%) et Cline (r=1.5%) mène à des divergences majeures en termes de recommandations de lutte contre le bouleversement climatique.
Implications du choix de la valeur de ces paramètres
Avec le taux d’actualisation r de 6% de Nordhaus, un investissement présent qui évite un dommage de 1’000 francs dans 50 ans doit être inférieur à 1’000 / (1+6%)50 = 54.- pour être recommandé. Le futur relativement proche (moins de 2 générations) vaut pour lui 18 fois moins que le présent.
A l’inverse, avec le taux d’actualisation r de 1.5% de Cline, un investissement présent qui évite un dommage de 1’000 francs dans 50 ans doit être inférieur à 1’000 / (1+1.5%)50 = 475.- pour être souhaitable. Selon Cline, ce futur ne vaut “que” 2 fois moins que le présent.
On comprend donc aisément pourquoi une majorité d’économistes rangés derrière les hypothèses de Nordhaus considèrent qu’un dommage dont le coût est estimé entre 120’000 et 600’000 milliards de dollars d’ici à 2100 ne « mérite » pas que l’on investisse 90’000 milliards de dollars dès maintenant pour éviter les dommages précités. Il suffit pour eux de penser que le taux d’actualisation r soit d’au moins 2.4% pour discréditer d’un point de vue financier un tel investissement aujourd’hui.
Il ressort de ce genre de calcul que des dommages dans un futur suffisamment éloigné (par exemple en 2100), même immenses, ne méritent aucune action un tant soit peu douloureuse aujourd’hui.
C’est effectivement le propre de ce genre de fonctions exponentielle, sitôt que le taux d’actualisation est positif, aussi faible soit-il.
Mais est-il correct de supposer que le taux d’actualisation r soit forcément positif? Et comment les stratégies d’investissement de lutte contre le bouleversement climatique seraient-elles impactées par une actualisation négative?
Nous avons vu précédemment que les économistes font en sorte que le taux d’actualisation corresponde au taux d’intérêt du moment. C’est cependant une simplification de la signification de ce paramètre. Il n’est pas correct de lui attribuer le taux d’intérêt actuel pour toute la durée séparant le présent du futur (par exemple 2100). Il faudrait adapter tout au long de ce calcul au taux de l’année considérée. Au lieu de considérer (1+r)t avec un taux r constant, il faudrait plutôt utiliser une formule du type:
(1+r0) × (1+r1) × (1+r2) × … × (1+rt)
où rn est le taux d’actualisation (et donc le taux d’intérêt) de l’année n.
Comme nous ignorons le taux d’intérêt des prochaines années, la formule simplifiée pose donc implicitement l’hypothèse qu’il ne variera pas au cours des t années futures.
Ce que la réalité physique nous indique
Que penser d’une telle hypothèse, à savoir que les taux d’intérêts se maintiendront par exemple à +6% pour les 30 ou 80 prochaines années, dans une période où les taux d’intérêts de la Banque Nationale Suisse sont par exemple devenus négatifs?
Est-il sensé de tabler ainsi sur un maintien de la croissance économique aux taux des dernières décennies, alors que de nombreux signaux d’alarme semblent indiquer le contraire?
Sans même considérer la crise économique mondiale qui découlera sans aucun doute de la pandémie de Covid19, le passage du pic de pétrole conventionnel (qui laisse présager à moyen terme une diminution de la disponibilité énergétique) et la raréfaction des matières premières nécessaires à notre économie mondialisée font que la plupart des analystes qui ont un pied dans la réalité physique de notre planète savent qu’il est utopique d’espérer un maintien de la croissance aux taux que nous avons connus par le passé.
Source: Banque mondiale
Comme nous l’avons vu précédemment, un taux r positif sur une longue période dans l’avenir est la traduction de la certitude que demain sera plus riche qu’aujourd’hui. Est-il crédible de considérer qu’un futur en crise environnementale très grave (ce qui ne manquera pas d’arriver si les recommandations des économistes dominants sont suivies par nos gouvernements), et en pénurie énergétique (si nous diminuons volontairement ou à cause de la limite des gisements notre consommation de pétrole et de charbon), soit plus riche que le présent?
Quelles conséquences sur les politiques à mener?
Et si l’hypothèse fondatrice de l’économie capitaliste, à savoir que la croissance perdurera indéfiniment (ou en tous cas tout au long de ce 21ème siècle) s’avérait fausse, quels impacts cela aurait-il sur les conclusions des calculs d’optimisation coûts-bénéfices que les économistes utilisent pour arbitrer entre les efforts à fournir pour lutter contre le dérèglement climatique et les coûts à assumer à cause de ses conséquences?
Sous cette nouvelle hypothèse bien plus proche de la réalité physique, r est très probablement négatif sur le long terme. Autrement dit, chaque franc investi dès aujourd’hui dans la lutte contre le changement climatique est moins douloureux qu’un franc alloué demain pour faire face à ses conséquences désastreuses.
N’en déplaise aux chantres de la croissance, le présent est probablement plus riche que le futur.
Il est plus facile d’agir maintenant, avec toutes les ressources dont nous disposons encore et un environnement accueillant que demain, dans un monde déjà profondément bouleversé par les catastrophes environnementales qui empirent jour après jour.
Utiliser des hypothèses basées sur la réalité physique plutôt que sur certains signes de marchés financiers supposés parfaits amène la même équation à des recommandations d’action politique diamétralement opposées: il est urgent d’investir massivement contre le dérèglement climatique par une réorientation de toute l’économie mondiale en direction de ce but commun. Chaque seconde perdue dans cette lutte se paiera beaucoup plus cher dans la facture que nous laisserons à nos enfants. Si nous continuons d’agir aussi mollement, nous laisserons une dette climatique insurmontable à nous enfants.
Pour aller plus loin
En plus de la lecture complète du livre « Comment les économistes réchauffent la planète » d’Antonin Pottier, nous vous conseillons vivement le visionnage d’une vidéo de la chaine Heu?reka qui vulgarise des notions complexes d’économie et de finance. Cette vidéo analyse et confronte deux modèles de prévision de l’avenir: le modèle WORLD3 développé par l’équipe du MIT à l’origine du rapport Meadows sur les limites de la croissance, et le modèle DICE développé par William D. Nordhaus. Une partie de cette vidéo critique plus particulièrement l’actualisation telle que prise en compte dans le modèle DICE de Nordhaus.