Dernière modification le 27-5-2023 à 14:19:43
Intervention d’Aurélien Barrau à la conférence #BEYONDGROWTH en partenariat avec LIMIT au Parlement UE. Spécialisé en relativité générale, physique des trous noirs et cosmologie, il est directeur du Centre de physique théorique Grenoble-Alpes et travaille au Laboratoire de physique subatomique et de cosmologie de Grenoble. Professeur à l’université Grenoble-Alpes, il travaille sur sur la gravité quantique. Il est aussi docteur en philosophie et militant écologiste.
Transcription
Monsieur Dombrowskis s’est effectivement prétendait que le découplage entre croissance économique et catastrophe écologique est en cours. J’irais encore plus loin que Dan pour le contredire. Je dirais qu’il y a en réalité un couplage, et je me permets de parler en français comme une petite provocation contre toutes les hégémonies, y compris celles des langages.
Alors, contrairement à ce que la présidente von der Leyen laissait entendre ici-même hier matin en ouverture de cette réunion, notre problème ne concerne pas principalement, me semble-t-il, l’utilisation des énergies fossiles. Je crois que le consensus chez les informés pourrait se résumer ainsi : il existe des limites planétaires, nous les dépassons. Cette intenable. Plus encore que le réchauffement climatique, la détérioration de l’intégrité de la biosphère constitue une menace extrême. Notre salut n’est pas compatible avec la poursuite de la croissance. Tout cela est vrai et je le soutiens solennellement. Le nier relève aujourd’hui de la complicité du crime de masse. Pourtant, ces assertions sont aussi dramatiquement insuffisantes, car en dépit de leur consonance presque révolutionnaire, elles constituent encore une vision trop convenue et trop timide, presque étriquée.
Le délire métastatique de la machine de guerre économico-technologique que nous avons élaborée n’est pas tenable.
Alors en première approximation, oui, ces énoncés sont corrects, pour des raisons évidentes. C’est vrai, le réchauffement climatique mène à une situation instable qui attente à l’habitabilité de notre planète. Oui, l’acidification des océans, l’interruption des cycles biogéochimiques, l’introduction d’espèces invasives, la pollution et la chute de la biodiversité menacent également. Oui, ceci est inconciliable avec notre avenir, la crise est profondément systémique. Le délire métastatique de la machine de guerre économico-technologique que nous avons élaborée n’est pas tenable.
Si l’on demeure dans les vérités produites par le cadre paradigmatique du monde prédateur, qui est aussi d’ailleurs le monde suicidaire dans lequel nous nous trouvons, tout cela est bien clair. Les prélèvements ne peuvent durer longtemps et ne peuvent demeurer au-dessus des ressources. Il n’est pas nécessaire de cumuler les doctorats pour le comprendre. Notre manière d’habiter l’espace transforme cette planète en déchets. Elle est inconséquente, irrationnelle et coupable. La question de la post-croissance se pose donc évidemment. Je crois pourtant que ce serait encore manquer de profondeur que d’en demeurer ici.
Permettez-moi donc d’énoncer les choses de manière un peu plus provocatrice. Il n’y a aucun problème de croissance. L’effondrement de la biodiversité n’est pas un danger et les limites planétaires sont des bénédictions. Vous l’imaginez ? Il ne s’agit pas d’une invite à la poursuite du carnage. Je m’explique donc.
L’artificialisation globale du réel et l’anéantissement de nos potentialités pourrait-il être considéré comme de la croissance ? C’est une contradiction dans les termes, nous ne nous laissons pas voler les mots par les fous.
D’abord, et cela fut rappelé par nombre d’orateurs et d’oratrices, il n’y a aucun sens à nommer croissance ceux qui relèvent d’un déclin de notre puissance d’être. En quoi ? L’artificialisation globale du réel et l’anéantissement de nos potentialités pourrait-il être considéré comme de la croissance ? C’est une contradiction dans les termes, nous ne nous laissons pas voler les mots par les fous. C’est à peu près aussi déraisonnable que d’user du terme d’intelligence artificielle, très à la mode, pour référer à des algorithmes qui n’ont rien d’intelligent indépendamment des externalités négatives considérables du numérique. La seule question intéressante serait : tout cela nous rend-il plus heureux et plus alerte ? Cette technologie qui permettra d’automatiser les recrutements, de marginaliser les artistes, d’uniformiser les attentes, d’atrophier les possibles, de déployer les contrôles et surveillances de masse, d’élaguer les errances, d’autonomiser la finance et de supprimer les imprévus, est-elle un progrès ? Sans même se soucier de son coût énergétique, de ses conséquences néocoloniales délétères et de son impact sur les vivants non humains, constitue-t-elle, en elle-même, un dessein désirable ? Souhaite-t-on obérer le fondement de notre humanité en déléguant nos choix à des processeurs ? L’interrogation n’est pas de nature scientifique, et je le dis en tant que scientifique, elle est à la marge de nature politique, mais elle est fondamentalement poétique, axiologique et ontologique.
Imaginez que nous disposions un jour d’une énergie presque propre et presque infinie. Ce serait, je crois, le pire scénario envisageable. Prenons un peu de hauteur et raisonnons au-delà de nos réflexes d’ingénieurs pavloviens. Le problème majeur aujourd’hui, j’y insiste, tient à ce que nous faisons de l’énergie, pas à son origine.
Finalement, c’est d’ailleurs la seule bonne nouvelle : il n’y aurait aucun effort à faire, puisque ce qui détruit la vie se trouve être également ce qui érode ou efface le sens. La croissance ne pose aucun problème, décuple nos amours et nos idées, nos écrits et nos offerts, nos équations et nos symphonies, nos intelligences et nos empathies. Ce qu’on nomme improprement « décroissance » ne réfère qu’aux sortir de nos addictions mortifères. Ce ne serait pas une privation, ce serait une guérison, un désensorcellement.
Un exemple plus important peut-être, pour contredire cette fois l’autre présidente, Madame Metsola : imaginez que nous disposions un jour d’une énergie presque propre et presque infinie. Ce serait, je crois, le pire scénario envisageable. Prenons un peu de hauteur et raisonnons au-delà de nos réflexes d’ingénieurs pavloviens. Le problème majeur aujourd’hui, j’y insiste, tient à ce que nous faisons de l’énergie, pas à son origine.
Tant que la destruction systématique de la vie, la dévastation des fonds marins, l’éradication des forêts demeure notre horizon. Et rappelez-vous que ces activités sont nommées « croissances » par les gens sérieux qui siègent dans cet hémicycle. Plus, d’énergie, ne signifie qu’une chose : plus de destruction. Nous n’avons pas commencé à être sérieux, c’est-à-dire à poser la question des fins, et pas uniquement celle des moyens.
Deuxièmement, je soulignais que la chute de la biodiversité n’était pas une menace, tout simplement parce qu’il s’agit d’une erreur catégorielle. La disparition de la vie sur terre, comme vous le savez, nous avons déjà éradiqué les 2/3 des populations d’insectes, les 2/3 des populations de mammifères sauvages et les 2/3 des populations d’arbres. Cette disparition ne peut pas être considérée comme un danger pouvant induire une catastrophe. Elle est, en tant que telle, la catastrophe. Ces métaconfusions rendent toute analyse inopérante. un peu comme si un médecin considérait la mort du patient comme un symptôme parmi d’autres et non pas précisément l’enjeu précis de ce contre quoi il ou elle travaille.
Enfin, et troisièmement, je suggérais que les limites planétaires étaient bienvenues, parce que créer, vivre, inventer, imaginer, c’est toujours composer avec une frontière. Nous ne sommes pas Dieu, la finitude est notre lot. La beauté s’élabore toujours dans la contrainte. Ce n’est pas triste, c’est être en vie.
Notre insouciance était une délinquance, notre obstination commence à relever de l’auto-terrorisme. Et c’est important de le souligner ici au Parlement européen.
Et c’est d’ailleurs le sens même du mot « existence ». Ce n’est pas se résigner ou abdiquer que de le saisir. C’est tout à l’inverse, choisir de cheminer sans œillères, dans un réel plus riche et flamboyant, mais aussi plus fragile que nous l’avions imaginé. Notre insouciance était une délinquance, notre obstination commence à relever de l’auto-terrorisme. Et c’est important de le souligner ici au Parlement européen.
Nous sommes les héritiers et les héritières du logos, le cœur sublime de la Grèce antique, invention géniale mais dangereuse, d’une rationalité qui se croit unique, qui se veut universelle et qui se rêve omnipotente. Logos, le joyau et le fléau de l’Occident. Aujourd’hui, face à la certitude de l’échec, un peu d’humilité serait bienvenu. Abandonner un instant notre suffisance et chercher à apprendre plus qu’à enseigner, en particulier dans nos rapports aux pays du Sud.
Nous sommes, c’est un fait, la civilisation la plus meurtrière de tous les temps du point de vue de la biosphère. Nous devenons aussi l’une des plus ineptes et finalement des plus malheureuses.
D’ailleurs, nous avons maintenant la conviction que nos prédécesseurs, au néolithique et au paléolithique, furent extrêmement explorateurs. Notre spécificité n’est pas de nous fourvoyer, nous ne sommes pas les premiers, mais de nous entêter. Malgré l’évidence scientifique, éthique et esthétique de notre inconséquence, aucune remise en question sérieuse ne semble poindre chez les gens sérieux. Nous sommes, c’est un fait, la civilisation la plus meurtrière de tous les temps du point de vue de la biosphère. Nous devenons aussi l’une des plus ineptes et finalement des plus malheureuses.
Je crois que la question des modalités – comment continuer à l’identique en émettant un peu moins de CO2 – ne devrait plus du tout nous intéresser. La seule question signifiante est celle des finalités : où voulons-nous aller ?
Un tout autre monde, sevré de nos addictions pernicieuses et de nos prédations nécrophiles, ne relèverait peut-être ni de l’effort, ni de l’ascèse, mais de la jouissance assumée, d’une puissance réinvestie. Merci.