Dernière modification le 5-7-2024 à 13:53:56
Lorsqu’on discute de besoins avec d’autres personnes, il est assez naturellement question des limites raisonnables à mettre à ceux-ci. Personne n’imagine spontanément avoir des besoins illimités. Les économistes, eux, voient les choses différemment. À l’origine, les premiers économistes étaient des philosophes qui souhaitaient se démarquer de toute position morale et qui en sont venus à considérer qu’un besoin correspond à « une sensation de manque susceptible de donner lieu à une demande », donc à un achat. Pour la majorité des économistes, ces besoins sont illimités.
Aujourd’hui, nous avons très largement franchi les limites planétaires soutenables.
Si l’on revient une cinquantaine d’années en arrière, dans les années 70, on peut considérer que les besoins fondamentaux étaient globalement satisfaits au sein des sociétés occidentales. Tout le monde pouvait manger à sa faim, bénéficier d’une instruction scolaire, recevoir des soins médicaux, etc. Les exceptions étaient dues à une mauvaise prise en charge des difficultés sociales d’une partie de la population et non à une impossibilité économique. Aujourd’hui, nous avons très largement franchi les limites planétaires soutenables à moyen terme et la consommation d’énergie, de matériaux et de ressources naturelles a explosé. Nous sommes donc invités à nous souvenir que le niveau atteint il y a cinquante ans permettait de satisfaire les besoins fondamentaux sans remettre en question la survie des humains et des autres espèces de cette planète. Bien sûr, nous sommes aujourd’hui nettement plus nombreux qu’en 1970, mais les progrès accomplis dans divers domaines devraient vraisemblablement permettre d’assurer à tout le monde le niveau de vie atteint à l’époque.
Il en résulte cette poursuite d’une croissance infinie dans un monde fini.
L’économie capitaliste, au contraire, maintient comme objectif fondamental la recherche de nouveaux profits, en élargissant sans fin ses marchés, en combattant ainsi la tendance à la baisse du taux de profit et en s’accommodant de la concurrence mondialisée. Il en résulte cette poursuite d’une croissance infinie dans un monde fini, une folie parce qu’elle induit inévitablement la destruction croissante de notre milieu vital. C’est ainsi que l’économie s’active à créer sans cesse de nouveaux besoins, même si l’accès à leur satisfaction ne nous rend pas plus heureux. Au fur et à mesure de l’expansion des besoins, un nouveau standard de vie est considéré comme élémentaire et indispensable. Nous sommes passés peu à peu d’une économie dont l’objectif était de satisfaire de réels besoins à une économie de la filière inversée qui ne cesse de les augmenter.
Une part significative de la consommation actuelle est issue de ce processus. Une rapide comparaison avec le niveau de vie des années 70 ou celui d’autres régions du monde nous rappellerait que nous nous sommes accoutumés à satisfaire des envies superflues qui ont été créées et qui sont désormais considérées comme des « besoins ».
Avons-nous vraiment besoin de partir régulièrement vers des destinations lointaines, très souvent en avion ?
Avons-nous vraiment besoin de voitures énormes, dotées de très nombreux gadgets et d’une climatisation qui incite à laisser tourner le moteur même à l’arrêt, pour déplacer une seule personne ?
Avons-nous vraiment besoin de réseaux de transports gigantesques qui encouragent une vaine bougeotte ?
Avons-nous vraiment besoin de téléphoner à longueur de journée dans tous les endroits possibles, de regarder durant de longues heures des séries sur nos smartphones, de passer des heures sur des jeux vidéos, tout cela en négligeant nos semblables, nos enfants et même notre intelligence ? La grande majorité des usages des smartphones appartiennent au domaine du divertissement.
Avons- nous vraiment besoin de changer aussi souvent de vêtements, au gré des modes ?
Avons-nous vraiment besoin de commander compulsivement des objets à l’autre bout de la planète ?
Avons-nous vraiment besoin de faire livrer des repas que nous pourrions préparer nous-mêmes, en gaspillant au passage toutes sortes d’emballages ?
Avons-nous vraiment besoin d’utiliser de plus en plus d’appareils électroniques connectés superflus ?
Avons-nous vraiment besoin d’entretenir cette illusion de pouvoir tout faire seul, sans les autres, grâce à une « télécommande universelle » logée dans la main ?
Avons-nous vraiment besoin de logements aussi spacieux, suréquipés et climatisés ? Avons-nous vraiment besoin de posséder des résidences secondaires ?
Avons-nous vraiment besoin de quantités extraordinaires d’équipements de loisirs ? Avons-nous vraiment besoin d’autant de jouets pour adultes ?
Avons-nous vraiment besoin de « solutions numériques » pour déléguer à des machines des tâches que nous pourrions faire nous-mêmes ou dont nous n’avons pas vraiment besoin ? (payer sans contact, compter ses pas, trouver son chemin, suivre des cours sur un écran, …)
Avons-nous vraiment besoin de multiplier les objets financiers spéculatifs de toutes sortes, des produits dérivés aux NFT et aux cryptomonnaies ?
Avons-nous vraiment besoin d’une prétendue « intelligence artificielle » pour faire encore plus de tâches inutiles, encore plus vite et plus « efficacement » ?
Avons-nous vraiment besoin d’aller encore plus vite ?
Et tout cela se paie par la destruction des relations sociales, des savoir-faire personnels, de la culture générale et de l’environnement naturel.
Cette liste n’est pas exhaustive, elle pourrait devenir longue. Il y a tant de choses dont nous pourrions aisément nous passer, tant de choses inutiles, souvent futiles, voire nuisibles. Elles sont utiles à la croissance économique et à la recherche du profit, mais rarement à la vie des gens. Et tout cela se paie par la destruction des relations sociales, des savoir-faire personnels, de la culture générale et de l’environnement naturel. Plus tard, cela se paiera peut-être par la dictature, les guerres, la violence, parce que nous n’aurons pas su nous passer de choses plutôt inutiles et que nous devrons alors affronter des pénuries induites par nos gaspillages passés.
Déjà aujourd’hui, tout le monde ne peut pas consommer à gogo. Une partie croissante de la population d’ici et d’ailleurs souffre pour que les prétendus besoins d’une minorité privilégiée soient satisfaits alors qu’ils nécessitent l’exploitation massive des ressources naturelles, la destruction de milieux naturels, la mise en danger d’autres êtres humains ou d’espèces vivantes, l’exploitation de populations entières, la génération en masse de déchets, loin de nos yeux.
Une partie de nos dirigeants, souvent soutenus en ce sens par la population, prétendent aujourd’hui s’engager dans un développement durable, en soutenant en particulier des « politiques climatiques ». Ce dernier adjectif en dit long : parmi les neuf limites planétaires dont six sont d’ores et déjà franchies, on en choisit qu’une seule. Pourquoi ? Parce que c’est ce qu’on croit pouvoir sauver avec des moyens qui serviront surtout à perpétuer notre sacro-saint système économique. En effet, la lutte contre le changement climatique permet à certains d’imaginer continuer la course aux profits en vendant des véhicules électriques, des énergies alternatives (y compris des centrales nucléaires), des rénovations thermiques et toutes sortes de dispositifs permettant de « sauver le climat« . C’est pourtant une voie sans issue : non seulement cela ne suffira largement pas, mais cela contribuera à perpétuer la dévastation des milieux naturels et des espèces vivantes. La logique économique sera la même : satisfaire nos « besoins » actuels, en créer de nouveaux, faire des profits et poursuivre la quête de la croissance économique. On sauvera ainsi temporairement le système économique et ses possédants, mais pas l’humanité dans son ensemble, ni le vivant. Sans remise en question sérieuse de nos « besoins », l’écologie est une vaste fumisterie.
En acceptant sans cesse la création de nouveaux besoins, on se fait les complices de la dévastation en cours. Vous vous dites certainement écologiste. Mais savez-vous résister à cette création de nouveaux besoins ? Écologie ou imposture ?