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Mais pourquoi le système a-t-il besoin de croissance ?

Dernière modification le 11-3-2023 à 16:10:56

Le podcast

Temps de lecture 11:56 minutes

Pourquoi cet impératif de croissance économique ?

Nous sommes quelques uns à être convaincus que seule une diminution de la consommation d’énergie et de matières premières minérales, accompagnée d’une réduction de l’exploitation de la nature, pourra nous sortir du pétrin dans lequel nous nous sommes mis avec notre « système » économique. Cette diminution, traduite en termes économiques, est nommée « décroissance ». Il s’agirait d’un système alternatif à celui qui domine les principales puissances de la planète depuis trop longtemps. Si les contours de ce nouveau système sont encore mal définis, l’objectif est clair : il s’agit de forcer nos économies à respecter les limites écologiques objectives.

Pourtant, cette proposition alternative ne trouve presque aucun écho dans le monde politique. Les élections fédérales qui auront lieu en octobre 2023 mettront aux prises des partis qui communient tous dans la volonté de perpétuer un système économique de croissance. Seuls quelques candidats marginaux remettront en cause la sacro-sainte croissance économique. Ceux qui envisagent ce genre de perspective récoltent la plupart du temps des scores électoraux misérables.

Quand on parle du « système économique », il s’agit du capitalisme, amplement décrit et étudié par de nombreux historiens, sociologues, économistes ou anthropologues. Sa définition la plus classique dit que c’est un système économique basé sur la propriété privée et la recherche du profit, dans le cadre d’une économie de marché. De fait, ce système est toujours à la recherche de croissance. Cependant, son remplacement par un autre ne garantit pas pour autant une renonciation à la croissance, ni une meilleure gestion des ressources naturelles. Le grand rival, le système communiste planifié du XXe siècle, a lui aussi tendu à maximiser la croissance économique et laissé d’importants dégâts écologiques.

« Ceux qui osent s’y opposer sont comparés à des amish ou renvoyés à la bougie, quand ce n’est pas aux cavernes préhistoriques. »

La décroissance apparaît comme une utopie. La recherche d’une vigoureuse croissance économique, mesurée par le PIB, apparaît comme la solution la plus raisonnable, l’économie étant fondée sur la croissance. Ceux qui osent s’y opposer sont comparés à des amish ou renvoyés à la bougie, quand ce n’est pas aux cavernes préhistoriques. Il est donc nécessaire de se pencher sérieusement sur ce qui impose cette croissance à l’esprit de la majorité et essayer de comprendre dans quelle mesure elle s’impose réellement. Je vous propose donc de passer en revue les motifs qui fondent cet impératif de croissance.

Augmenter le niveau de vie et la consommation ?

La croissance économique s’impose facilement dans les esprits parce qu’elle apparaît comme pourvoyeuse d’une augmentation du « niveau de vie », calculé en termes de pouvoir d’achat. De fait, la croissance économique est calculée sous la forme du produit intérieur brut (PIB), soit la somme des valeurs ajoutées produites dans un pays. Lorsque la valeur ajoutée augmente, cela se traduit par une augmentation des revenus distribués (les salaires, mais aussi les bénéfices et les intérêts), mais aussi par une augmentation des recettes fiscales de l’Etat et des rentrées financières pour les assurances sociales. De fait, tous les agents économiques sont intéressés à l’augmentation de la valeur ajoutée, ce qui la rend consensuelle. Un autre discours, proche de celui-ci, prétend que la croissance économique est une garantie de paix civile : grâce à la croissance, il est possible d’effectuer une distribution de revenus qui entraîne la satisfaction des divers milieux sociaux et garantit la paix civile. On pense aux regrettées trente glorieuses…

« Passé un certain niveau de vie, la croissance n’apporte plus rien en termes de satisfaction. »

Cependant, tout le monde n’est pas égal face aux fruits de la croissance. Depuis des décennies, les revenus des classes populaires stagnent pendant que les plus favorisés aspirent l’essentiel de l’augmentation du PIB. D’autre part, la course au niveau de vie ne garantit en rien une amélioration de la qualité de la vie, bien au contraire. Le paradoxe d’Easterlin montre que, passé un certain niveau de vie, la croissance n’apporte plus rien en termes de satisfaction. Mais la croissance conserve malgré cela une bonne image auprès de ceux qui attendent une amélioration de leur sort.

Créer des emplois ?

Vous avez forcément entendu cet argument : la croissance économique est nécessaire pour garantir l’emploi. Autrement dit, sans croissance, le chômage exploserait. Et effectivement, à chaque fois que la croissance fléchit, le chômage se remet à augmenter. Il faut toutefois analyser les choses dans leur contexte : la concurrence pousse les entreprises à chercher des gains de productivité du travail (la valeur ajoutée réalisée par heure de travail). Partout, nous voyons que l’augmentation de la productivité du travail est souhaitée : des machines remplacent le travail humain, on développe la robotisation et la numérisation, on organise le travail de manière à faire disparaître les temps morts, tous les moments où les humains ne sont pas en train de se vouer à l’augmentation de la valeur ajoutée.

« Le but de l’économie n’est pas de créer des emplois puisqu’elle fait tout ce qu’elle peut pour les faire disparaître. »

Dire que la croissance est nécessaire pour créer des emplois est hypocrite, car c’est bien le développement économique qui entraîne la disparition de nombreux emplois dans cette course à la productivité qui implique une surenchère technique des entreprises pour conserver leur part de marché. Aujourd’hui, on met même les clients à contribution par tous les moyens pour limiter les heures de travail rémunérées : caisses automatiques dans les supermarchés, saisies de données et paiements par Internet, achats de billets de transport sur Internet… Le but de l’économie n’est pas de créer des emplois puisqu’elle fait tout ce qu’elle peut pour les faire disparaître.

Par contre, le développement de nouveaux besoins permet de créer de nouveaux emplois dans un jeu sans fin d’extension de la sphère économique. D’un côté, on détruit des emplois en rationalisant la production, de l’autre on crée de nouveaux produits. L’économiste autrichien Joseph Schumpeter avait baptisé cela « destruction créatrice ». La concurrence entre les entreprises les incite à une compétition technique qui aboutit à la destruction d’emplois, mais les profits réalisés sont réinvestis dans de nouvelles branches et participent à la création de nouveaux emplois. Cette course sans fin est appuyée sur une intensification de l’exploitation des humains, mais aussi des ressources naturelles. Le système économique colonise tout : le temps libre, les régions qui n’y sont pas encore pleinement intégrées, le sommeil, la nature, l’espace, les services publics, les communs, les enfants, les espaces virtuels… Rien ne lui échappe. A terme, la destruction ne sera plus créatrice du tout, puisqu’elle aboutira à l’élimination de la vie.

Les besoins du système financier ?

Notre système financier aussi exige de la croissance. Les entreprises investissent en empruntant des capitaux qu’il faut rémunérer par des intérêts. Il faut donc produire des revenus, non seulement pour payer les salaires et les autres dépenses liées à la production, mais aussi pour payer des intérêts. Depuis des décennies, les exigences en termes de rendement des capitaux ont été élevées et les producteurs doivent rivaliser pour s’approprier des parts de marché afin de surnager. Dans ces conditions, la course à la croissance est fortement encouragée par le système financier.

« Le système financier agit comme une sangsue collée sur l’économie réelle. »

Les banques commerciales, qui créent de la monnaie ex nihilo en octroyant des crédits contribuent elles aussi à stimuler la demande sur les marchés. Elles réussissent ainsi à attirer vers elle une partie de la valeur ajoutée créée par les entreprises productives. Il faut bien « servir la dette ». La complexité et l’instabilité du système financier incitent également les acteurs de l’économie à souscrire toutes sortes d’assurances financières qui ont également un coût. Ainsi, le système financier agit comme une sangsue collée sur l’économie réelle. Là encore, les producteurs voient la croissance comme une porte de sortie pour satisfaire à leurs obligations financières.

On peut ajouter que notre système social est lui aussi en partie indexé sur la croissance économique. Un système de retraite basé sur la capitalisation, comme le 2e pilier obligatoire (dont les fonds représentent désormais plus de 1000 milliards de francs suisses), est basé sur trois cotisants : les employés, les employeurs et celui que l’on nomme pudiquement le troisième cotisant, c’est-à-dire le revenu obtenu sur les marchés par les placements de l’épargne de retraite. La croissance économique participe aussi au financement des assurances sociales.

La recherche du profit ?

Le système économique capitaliste est basé sur la propriété privée et la recherche du profit. Or, cette recherche du profit est source de croissance de la part des entreprises qui rivalisent sur les marchés. Au fond, les éléments vus précédemment, comme la hausse du niveau de vie, la recherche de nouveaux marchés, la création d’emplois ou les exigences du système financier ont comme point commun d’assurer le profit des détenteurs de capitaux.

« La course à la croissance n’est pas qu’un atavisme idéologique. »

Or, le taux de profit a tendance à baisser et les acteurs de l’économie rivalisent d’imagination pour contrer cette tendance. Il faut trouver de nouvelles sources de profit, en privatisant des services autrefois publics, en marchandisant ce qui était resté hors du champ de l’économie, en cherchant de nouvelles ressources, en exploitant plus férocement les travailleurs ou en créant de nouveaux besoins complètement artificiels. La course aux parts de marchés, dans une concurrence de plus en plus internationalisée, agit comme une contrainte extérieure qui s’assure qu’aucun pays ne sorte du jeu. Tout le monde souhaite la croissance, mais tout le monde est également contraint par la croissance, dans la course folle d’une machine économique capitaliste prête à tout dévaster pour assurer son taux de profit. La course à la croissance n’est pas qu’un atavisme idéologique, elle procède aussi d’un système économique qui s’impose de plus en plus comme la matrice implacable du monde.

Où va-t-on avec la croissance économique ?

Pendant la décennie 2010-2019, soit avant le choc du Covid-19, la croissance économique mondiale a été en moyenne d’un peu plus de 3 %. A l’exception des périodes de récession, comme après le choc pétrolier ou à la suite de la crise des subprimes, la croissance économique mondiale a systématiquement affiché des taux entre 2 et 6 %. On est sur une fonction exponentielle. Avec un taux de croissance de 3 %, cela correspond à un doublement du PIB mondial en 23 ans, soit grosso modo un doublement aussi de la consommation de ressources naturelles ou d’énergie. A cette aune, les utopistes ne sont pas les décroissants mais ceux qui imaginent un PIB mondial qui continuerait à doubler régulièrement tous les 23 ans et finirait par atteindre des chiffres fantasmagoriques.

Il existe une fable qui explique cela avec des nénuphars se reproduisant toutes les nuits en doublant la surface qu’ils recouvrent sur l’étang où ils vivent. Au bout de 30 jours, les nénuphars auront couvert tout l’étang et l’étouffement les tuera. A quel moment les nénuphars couvriront-ils la moitié de l’étang ? Nombreux sont alors ceux qui sont surpris de découvrir que c’est le 29e jour, l’ultime doublement ayant lieu lors de la dernière nuit. C’est contre-intuitif. On peut aussi noter que le 25e jour, seuls 3,12 % de la surface est recouverte, ce qui ne suscite alors aucune inquiétude. Et si, par miracle, à l’aube du 27e jour, les nénuphars découvraient un autre étang trois fois plus vaste que le leur pour continuer leur expansion, l’étouffement ne serait alors repoussé qu’au 32e jour. Le développement exponentiel est implacable.

Les motifs qui imposent une croissance à notre système économique sont-ils de taille à justifier d’aller jusqu’à l’étouffement général ? Il semblerait, à écouter nos dirigeants, qu’il soit plus envisageable de transformer la nature (par exemple grâce à des techniques de géo-ingénierie,) que de changer un système économique capitaliste que nous avons pourtant nous-mêmes créé. Aujourd’hui, la croissance économique est une guerre mortelle contre les humains, contre les générations futures, contre les animaux, contre la vie. On arrête quand ?

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4 commentaires

  1. Cher Daniel,

    Tout d’abord merci d’aborder ce sujet clef. M’y étant aussi longuement attelé j’obtiens une conclusion légèrement différente: les seuls qui ont réellement besoin de croissance économique sont.. les rentiers (actionnaires, investisseurs et autres parasites souvent millionnaires ou milliardaires) qui gagnent de l’argent sans travaillerez donc sans créer de richesse. En effet on démontre aisément que l’intérêt financier ne peux exister sans extension du marché ! Par contre les citoyens honnêtes vivront probablement bien mieux sans ces sangsues désormais mortelles. Le 2e pilier n’est qu’une excuse lamentable destinée à faire croire à la majorité qu’elle bénéficie aussi de ce système alors qu’elle ne profite que de moins d’un pourcent hautement négligeable des sommes générées.
    Cette obstination à la croissance ne fait donc que mettre en lumière la main mise des plus fortunés sur le système. Mais dans le fond, quoi de plus logique dans le capitalisme.
    Mais au final tout l’intérêt revient donc dans la question suivante, et à laquelle nous sommes curieusement bien habitués à répondre: est-il juste de gagner de l’argent sans travailler ?
    Notre salut passera donc par la condamnation et la disposition du rendement du capital, ou nous y resterons. Ce qui amène à une nouvelle question passionnante: pourquoi les fortunés n’ont-ils jamais assez de fric ?
    Cordialement

  2. Bonjour Laurent,

    Merci pour ce commentaire… mon premier ! ;-)

    C’est marrant, mais je ne vois pas bien où réside la conclusion légèrement différente : le profit, qui part dans la poche de rentiers (c’est peut-être cela que je n’ai pas assez clairement précisé), est selon moi le moteur du système qui fonde la croissance. Les propositions qui précèdent dans mon texte sont de facto des croyances, des justificatifs, de faux espoirs qui émanent de la superstructure. :-)

    A mon sens, la question « pourquoi les fortunés n’ont-ils jamais assez de fric » trouve justement sa réponse dans ce mécanisme articulé autour de la recherche du profit. Ce n’est pas qu’un souhait, c’est aussi une mécanique implacable à laquelle tout le monde se retrouve lié à travers les mécanismes de la concurrence. La baisse tendancielle du taux de profit est à l’action…

    Cela dit, si seuls les rentiers et les propriétaires du capital ont véritablement un intérêt à cette recherche de croissance (ce dont nous sommes apparemment les deux convaincus), comment se fait-il qu’une très large majorité continue à soutenir le système de croissance, où à au moins y être indifférent ? ;-)
    Pourquoi les propositions alternatives ne touchent que si peu de gens ?

    C’est là qu’on a du travail !
    Daniel

  3. Bonjour
    Merci pour cet article passionnant
    Lorsqu’en commentaire vous évoquez « est-il juste de gagner de l’argent sans travailler ? » cela questionne profondément la légitimité de la spéculation et des plus values immobilières n’est ce pas ?
    Est-ce qu’un système capitaliste sans ces deux failles non négligeables pourrait être compatible avec les limites planétaires et limiter les écarts de richesse de plus en plus inacceptable à mesure qu’ils s’agrandissent ?
    Au plaisir de vous lire
    Marc

  4. Bonjour Marc,

    Merci pour votre commentaire.
    Je réponds sans hésiter « oui » à votre première question : une perspective critique à propos de la croissance économique implique à mon sens forcément de remettre en compte non seulement la spéculation et les plus values immobilières, mais également de nombreux pans de la finance actuelle. Au fond, le spéculateur, ou le bénéficiaire de plus-values, ne crée aucune richesse, ce qui signifie que son enrichissement est réalisé par prélèvement sur la richesse d’autres personnes. C’est un fonctionnement économiquement parasitaire. On peut d’ailleurs aussi porter la réflexion sur d’autres fonctions parasitaires actuelles au sein de nos systèmes économiques et sociaux.
    A propos du capitalisme, la discussion devient vite plus complexe. Dans un premier temps, il faudrait s’assurer d’une définition commune du « capitalisme ». En ce qui me concerne, je distingue par exemple strictement les termes « capitalisme » et « économie de marché ». Ils vont souvent de pair, mais peuvent être distinguées, ce qui offrirait des possibilités de conserver une part d’économie de marché au sein de nos sociétés. Je crois que nous vivons une époque qui manque terriblement d’imagination, notamment en matière économique et sociale : il suffit d’émettre une quelconque critique à l’endroit du système capitaliste pour se voir renvoyé illico à la terrible planification communiste. Or, le marché et la planification sont deux modes de régulation qui peuvent être combinés entre eux, mais aussi avec d’autres instruments économiques (notamment avec des modes de gestion de communs). Songeons donc que des sociétés humaines ont fonctionné pendant de longs siècles avant « l’invention » du capitalisme.

    Il reste que, pour s’inscrire dans les limites planétaires, il faudra accepter de soumettre l’économie à la société et la société aux lois de la nature, contrairement aux illusions du développement durable qui prétend les traiter à égalité.

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