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Devenir encore plus riches ne nous rend pas heureux, au contraire

Dernière modification le 11-3-2023 à 16:11:33

Le podcast

Temps de lecture 7:44 minutes

Ecoutez les candidats aux diverses élections en Suisse ou dans les pays voisins : tous communient dans la recherche de la croissance économique. Elle est parée de toutes les vertus : elle permet à la fois d’augmenter le niveau de vie, de fournir de l’emploi aux chômeurs, de permettre de financer les assurances sociales, d’autoriser les investissements des entreprises, ou encore d’équilibrer les finances publiques. Aucun doute, en autorisant ainsi chaque agent économique (en réalité, cela ne concerne jamais tout le monde) à augmenter sa part du gâteau, parce que le gâteau grandit, elle fait facilement l’unanimité.

Et pourtant, on sait aujourd’hui que la croissance économique entraîne des conséquences très dommageables (dérèglement du climat, atteintes graves à la biodiversité, pollutions multiples, épuisement des ressources, etc.) pour les conditions de vie présentes et futures de l’humanité, ainsi que pour celles des autres formes de vie sur Terre. Cette solution de facilité doit absolument être remise en question. Or, si on peut questionner la croissance économique en raison des dégâts écologiques qu’elle provoque, on peut aussi la questionner en se demandant si elle atteint les objectifs qu’on lui fixe.

Adam Smith lui-même, n’accordait à la richesse qu’une influence limitée sur le bonheur individuel.

Il est ici  pertinent de se pencher sur la notion de paradoxe d’Easterlin. Son auteur, l’économiste Richard Easterlin, montre qu’une augmentation de la valeur de la production nationale (autrement dit du PIB) ne se traduit pas forcément par une hausse du niveau de satisfaction des individus, contrairement à ce qu’ont toujours prétendu les économistes classiques. En fait, lorsqu’une société développée atteint un certain niveau de développement (exprimé par exemple en termes de PIB), elle atteint également une certaine qualité de vie qui ne sera plus améliorée par les augmentions successives du PIB qui suivront. L’ensemble des pays occidentaux ont atteint depuis longtemps ce seuil, probablement déjà pendant les trente glorieuses. D’une certaine manière, Easterlin redécouvre la validité du proverbe qui veut que l’argent ne fait pas le bonheur. On notera au passage, ironiquement, qu’Adam Smith lui-même, pourtant souvent considéré comme le fondateur de l’économie classique, n’accordait à la richesse qu’une influence limitée sur le bonheur individuel.

Ce paradoxe est porteur d’un espoir intéressant. Il deviendrait possible que nos contemporains réalisent enfin que la course au revenu, au pouvoir d’achat, à l’accaparement des biens, et donc à la croissance économique, ne les rend pas plus heureux et qu’il serait possible de se fixer un seuil de satisfaction considéré comme suffisant. Ensuite, le temps et l’énergie disponible serviraient à cultiver l’amitié, à étudier, sans chercher à gagner toujours plus pour pouvoir plus consommer. Au fond, c’est aussi l’hypothèse sur laquelle travaille l’économiste Kate Raworth, auteure de la « Théorie du Donut » qui se présente notamment sous le forme de deux cercles concentriques. Le cercle intérieur indiquant le minimum qui doit être atteint pour satisfaire les besoins fondamentaux permettant de vivre et le cercle extérieur indiquant les limites qu’il ne faut pas dépasser pour ne pas mettre en péril les conditions de vie sur la planète Terre. Entre les deux cercles, on trouve un espace de liberté permettant de dépasser quelque peu le minimum sans outrepasser les limites physiques de la planète : c’est le Donut.

La difficulté consiste à déterminer ce qui doit faire partir du Donut. Or, il n’est pas facile de déterminer ce qui constitue les besoins fondamentaux, car les opinions sont très diverses. C’est à la démocratie de décider, mais en connaissance de cause.

Aujourd’hui, il n’y a pas de doute qu’une société comme la Suisse outrepasse très largement sa part de la consommation des ressources naturelles terrestres. Si le jour du dépassement mondial a été fixé au 28 juillet en 2022, la Suisse atteint elle son propre jour du dépassement déjà le 13 mai. Cela signifie que l’humanité dépasse le niveau de consommation des ressources terrestres qu’elle pourrait se permettre, et que les Suisses dépassent encore plus fortement que la moyenne mondiale. Cette situation n’est pas tenable à moyen terme.

Une débauche d’énergie et de matières premières consumées dans des délais trop brefs

De quoi est donc fait notre dépassement ? On pourrait citer de nombreuses choses, mais certaines ont un caractère d’évidence : des véhicules de plus d’une tonne et demie servant à transporter un seul être humain et quelques bagages ne dépassant pas 100kg en tout, des voyages en avion à tout propos, une consommation de viande excessive même pour la santé, une consommation numérique de nombreuses heures de vidéo tous les jours, des commandes de biens par Internet en quantité, etc. : Une débauche d’énergie et de matières premières consumées dans des délais trop brefs. Si l’on reprend le paradoxe d’Easterlin, ces consommations largement ostentatoires ne participent plus au bonheur des Suisses. Les habitants du pays manquent de fait beaucoup plus souvent de temps libre à consacrer à leurs proches ou  à leurs amis, d’activités dans la nature, de temps pour la lecture et la culture, de rencontres, etc.

Malheureusement, notre société est entraînée dans une gigantesque course mimétique où chacun jalouse celui qui a un peu plus. Tous se sentent pauvres par comparaison avec ceux qui ont plus et qui exhibent leur richesse. En ce sens, les inégalités contribuent directement à la croissance économique et à ses conséquences. Nous confondons allègrement le niveau de vie (mesuré par le revenu et la consommation) avec la qualité de vie. Essayons aussi de nous souvenir que, dans le monde, seule une personne sur dix a déjà voyagé en avion. Or, si tous les habitants de la planète veulent atteindre le niveau de vie des Suisses, c’est au moins quatre planètes Terre qu’il faudrait !

Notre société a décidé de favoriser le pouvoir d’achat et la consommation au détriment de dépenses dans d’autres domaines.

Parallèlement, nous constatons que notre société exprime des difficultés à trouver les moyens financiers à consacrer à la santé, aux personnes handicapées ou aux retraités. Les débats politiques montrent à quel point l’octroi d’argent à ces causes est à chaque fois considéré comme un sacrifice financier difficile. Ces domaines font pourtant partie de la dépense nationale au même titre que les dépenses de consommation courante. Notre société a décidé de favoriser le pouvoir d’achat et la consommation (par exemple avec la trop fameuse fête du shopping, le Black Friday), mais cela se fait au détriment de dépenses dans d’autres domaines. C’est un choix politique et on peut en changer. En ce qui concerne la santé, justement, une société moins stressée et moins axée sur la course au profit et à la consommation pourrait plus facilement adopter des modes de vie plus sains qui feraient diminuer les coûts de la santé. A l’inverse des Etats-Unis, par exemple, que l’on voit continuer à afficher des taux de croissance économique positifs avec une espérance de vie en baisse.

Nous aurions la possibilité de réorienter nos activités économiques et sociales dans un sens qui permettrait à la fois de limiter les dégâts écologiques et d’améliorer la satisfaction des individus. Pour cela, il faudrait sortir de l’emballement mortifère de la recherche du profit pour le profit et de la croissance pour la croissance. Nous sommes désormais arrivés au stade où les conséquences négatives de la croissance l’emportent sur les gains économique avec de plus en plus de dégâts sociaux et écologiques que le PIB s’évertue encore à calculer comme des gains. La question qui se pose désormais à nous est la suivante : comment faire en sorte que ce soient désormais les besoins humains réels qui priment et non plus les besoins d’un système économique qui ne sert plus depuis longtemps les intérêts de la population ?

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