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La récession… c’est grave, docteur ? Et la décroissance ?

Dernière modification le 11-3-2023 à 16:12:02

Le podcast

Temps de lecture 14:40 minutes

Samedi 12 novembre, le quotidien le Temps publiait une dépêche de l’AFP annonçant que l’Union européenne devrait entrer en récession (définie techniquement comme deux trimestres consécutifs de baisse du produit intérieur brut, qui mesure la production du pays). On y évoque une « contraction de l’activité » et le texte conclut sur l’espoir d’un retour attendu à la croissance au cours de l’an prochain. L’arrivée d’une récession est toujours une mauvaise nouvelle pour l’ensemble des médias et fortement redoutée par les politiques qui craignent d’être considérés comme responsables lors des prochaines élections.

De fait, la récession est pourtant un élément tout à fait normal du cycle conjoncturel tel qu’on l’observe depuis la révolution industrielle, soit depuis deux siècles. La croissance de la production économique (calculée sous la forme du produit intérieur brut) fait état de périodes où celle-ci devient trop forte par rapport à la croissance potentielle de long terme, ce qui induit une forme de rééquilibrage qui se fait précisément par la récession. Une croissance régulière, sans récession, serait le Graal des économistes, mais cela n’existe tout simplement pas, même avec une économie intégralement planifiée. Autrement dit, peut-on considérer que la nouvelle récession annoncée n’est que ce rééquilibrage inévitable ?

Les médias dominant diront qu’il s’agit de « décroissance » et que cela montre bien que celle-ci n’est en rien désirable. Les politiques sont également unanimement en faveur d’une politique de croissance. Seules des minorités remettent cet objectif en question. Même chez les Verts, nombreux sont ceux qui s’orientent plutôt vers les variantes politiques comme le développement durable ou la croissance verte, qui tous deux impliquent la poursuite de la croissance économique en tant que but économique.

On assiste ici à une confusion totale entre deux notions fort différentes. La récession est l’une des phases du cycle conjoncturel appartenant au système économique de croissance, par opposition à une phase d’expansion qui voit la croissance s’affirmer positivement. La récession est toujours temporaire, elle est précédée par une crise qui met fin à la phase expansive du cycle, et suivie d’une reprise qui permet le retour à l’expansion. La décroissance, définie avant tout par ses promoteurs issus de milieux écologiques est en rupture complète avec cette vision des choses. Il ne s’agit plus d’un pis-aller au sein d’un système qui continue à tendre vers une augmentation de la production. La décroissance consiste précisément à changer l’objectif. Il ne s’agit plus de maximiser la production, mais de l’adapter d’une part aux contraintes naturelles terrestres, d’autre part aux besoins réels de la population. Cela ne signifie pas qu’il n’y aurait plus de cycles conjoncturels, mais cela signifie qu’ils seraient différents et qu’on les mesurerait manifestement avec d’autres indicateurs que l’omniprésent PIB.

« L’utilisation systématique et prépondérante du PIB pour juger de l’état d’une économie devrait aujourd’hui être considéré comme inadéquat. »

D’ailleurs, l’utilisation systématique et prépondérante du PIB pour juger de l’état d’une économie devrait aujourd’hui être considéré comme inadéquat. En somme, on peut tenter une comparaison avec un objet courant : la voiture. L’économie centrée autour d’un indicateur unique, c’est comme si la seule information figurant sur le tableau de bord était un compteur de vitesse. Pas de compte-tours pour voir à quel point on tire sur le moteur, pas de jauge pour évaluer l’essence disponible, pas de volant pour choisir la direction voulue… On peut ajouter  qu’il n’y a pas non plus de frein à main pour s’arrêter en cas d’urgence, ni de dispositif de marche arrière pour sortir d’une impasse en cas d’erreur. L’état de l’économie nationale ramenée au seul PIB donne donc très peu d’indications sur l’état de la société, des ressources naturelles et la santé écologique soumises à l’objectif de croissance économique. Le PIB ne tient compte ni des ressources naturelles utilisées ou restantes, ni du travail d’autoproduction, ni de l’économie informelle, ni d’aucune chose échappant aux transactions monétaires dûment enregistrées. Le système capitaliste actuel nous entraîne vers des abîmes et il semble aujourd’hui à beaucoup de gens plus facile d’imaginer changer le climat par des moyens techniques que d’amender ce système économique centré sur la recherche du profit et dont découle ce besoin impératif de croissance économique.

« Indiquer la voie de la décroissance, c’est d’abord signaler qu’il faudrait changer d’objectif et de moyen pour juger de la santé économique et sociale. »

Indiquer la voie de la décroissance, c’est d’abord signaler qu’il faudrait changer d’objectif et de moyen pour juger de la santé économique et sociale. A ce stade, on peut d’ailleurs s’interroger : la décroissance, est-ce une « croissance négative » ou tout simplement une sortie du système de croissance ? Il s’agirait probablement des deux. Le but premier serait de sortir de cette obsession mortifère, mais cela engendrerait certainement une diminution de la production économique au sens actuel, donc une diminution du PIB. Dans une économie dont les objectifs seraient révisés et qui se donnerait une pluralité d’indicateurs pertinents pour juger de ses progrès, d’autres éléments seraient privilégiés (le temps libre, l’état de l’environnement, la vie sociale, les investissements durablement favorables, etc.). On peut parier que le PIB, dopé à la surconsommation et à l’obsolescence accélérée, serait donc en baisse. Des adaptations seraient nécessaires, en particulier en ce qui concerne le fonctionnement du système monétaire et bancaire, la fiscalité, les assurances sociales, la gestion de l’épargne. Le simple fait de se donner de nouveaux objectifs devrait permettre des évaluations renouvelées de la marche de l’économie. La décroissance aurait ce nouveau but : éviter un déclin ou un effondrement, en le remplaçant par un atterrissage raisonné de l’économie qui permettrait au mieux de satisfaire les besoins humains sans détruire les bases fondamentales de la vie.

La récession qui a démarré en 2022 dans certains pays est souvent imputée aux suites de la crise du Covid (provoquant de l’inflation et une désorganisation des chaînes de valeurs au niveau mondial) ainsi qu’aux retombées de la guerre en Ukraine (provoquant des pénuries d’énergie et accentuant la hausse des prix). Cette vision des choses laisse entendre que la situation est temporaire et que tout ira mieux dans quelques temps, au prix de sévères mesures économiques et d’une paix retrouvée sur le continent. Il vaut ici pourtant la peine d’interroger les causes profondes de la situation présente et de différencier entre les causes conjoncturelles de cette nouvelle récession et les causes structurelles qui agissent en bruit de fond depuis le début du siècle. De fait, les ressources naturelles se font plus rares et sont plus difficilement accessibles, notamment l’énergie. Nous avons naturellement commencé par exploiter les ressources les plus accessibles et les moins coûteuses et nous devons désormais de plus en plus nous attaquer à des sites plus difficiles à exploiter. C’est pour cette raison que se multiplient notamment les projets de forages pétrolier en mer ou même dans la zone arctique. En quelque sorte, la croissance est de plus en plus « chère ».

Or, ladite « crise des subprimes » (qui coïncide d’ailleurs avec le « pic du pétrole conventionnel », soit la production la plus élevée avant déclin) a été soignée en émettant des quantités formidables de monnaie et en augmentant l’endettement général (des Etats, des entreprises et des ménages). Pour la crise du Covid, on a utilisé grosso modo les mêmes expédients. Or, ces crises révèlent en réalité des failles plus profondes dans un système économique qui suit des  tendances intenables à terme : hausse des inégalités, augmentation des besoins énergétiques, dégâts écologiques croissants, surendettement général, etc. Aujourd’hui, par exemple, l’endettement global atteint environ trois années du produit brut mondial (le PIB à l’échelle mondiale). Cela signifie que nombre de ceux qui se sont engagés financièrement l’ont fait en mettant en jeu leurs revenus futurs. L’endettement est un produit dopant pour la croissance, et il faut au fur et à mesure augmenter les doses, car elles ne suffisent plus. C’est d’ailleurs tout notre système monétaire qui est basé sur l’endettement et qu’il faudrait réformer pour le rendre compatible avec une économie qui respecterait les limites objectives auxquelles nous faisons face.

« L’économie mondiale est en train d’acheter sa croissance à crédit, en tentant de faire comme si les problèmes n’existaient pas. »

L’économie mondiale est en train d’acheter sa croissance à crédit, en tentant de faire comme si les problèmes n’existaient pas. Il suffit de regarder l’écroulement récent et brutal de certains Etats (le Liban et le Sri Lanka, notamment) pour voir où cela peut mener. Nous dépassons de plus en plus les niveaux d’exploitation que la biosphère peut supporter sans remettre brutalement en cause nos objectifs économiques. Les dégâts sont de plus en plus significatifs et la situation de plus en plus dangereuse. Le fait que les ressources que nous pourrions décemment nous allouer sur une année soient déjà consommées (au jour du dépassement) au cours de l’été (au printemps déjà pour la Suisse) correspond également à une forme d’endettement, beaucoup plus grave, vis-à-vis des générations qui nous suivent. Nous repoussons les échéances, tout simplement, en tentant d’ignorer les signaux d’alertes pour retrouver à tout prix la croissance tant désirée. De fait, notre utilisation des ressources terrestres relève d’un système de Ponzi géant, tout comme notre système financier.

Alors, que faire ? Aujourd’hui, on ferait mieux de se préoccuper des maux fondamentaux et pratiquer une politique économique structurelle qui nous permettrait de mieux amortir les chocs à l’avenir. La préoccupation exclusive vers la croissance de court terme est ridicule, car elle empêche justement de s’attaquer aux changements structurels quand les conditions sont encore favorables, quand l’énergie est encore suffisamment disponible et l’économie encore plutôt stable. Engager des adaptations quand les rapports internationaux seront encore plus tendus, avec des pénuries d’énergie et des dégâts écologiques croissants sera plus difficile et plus douloureux.

« Il est impossible de convaincre les autorités suisses de se lancer même dans une simple réflexion sur les opportunités d’une économie décroissante. »

Aujourd’hui, il est impossible de convaincre les autorités suisses de se lancer même dans une simple réflexion sur les opportunités d’une économie décroissante. Il en va d’ailleurs de même dans les autres pays. Il n’y a cependant pas besoin de se lancer du jour au lendemain dans une décroissance en bonne et due forme, d’autant plus que personne ne saurait comment s’y prendre puisqu’il n’existe pas d’expérience à large échelle ou au niveau d’un Etat. Mais on pourrait dans un premier temps envisager de faire déjà décroître la consommation des ressources énergétiques et matérielles précieuses surtout quand il s’agit d’usages clairement inutiles ou futiles, voire carrément nuisibles. On pourrait aussi avantageusement chasser tous les gaspillages. Ensuite, plutôt que de se soumettre à un effet-rebond consistant à consommer par ailleurs l’énergie habilement épargnée, on pourrait utiliser les ressources libérées pour investir résolument dans une évolution vers une économie moins dispendieuse (isolation des bâtiments, recréation d’une vie culturelle moins énergétique, aménagement de villes plus arborisées et moins bétonnées, réseau de transports plus humain, etc.). De fait, il ne s’agirait pas encore de décroissance, mais déjà de l’amorce d’un changement de stratégie économique. On viserait moins la prospérité à court terme et plus le développement d’une économie capable de résilience face aux chocs écologiques, économiques et sociaux à venir. Il faudrait donc aussi et surtout  se débarrasser de l’unicité de l’indicateur PIB et  évaluer la prospérité de notre pays sur la base d’un ensemble d’indicateurs qui prendraient en compte en priorité l’état de l’environnement naturel, l’état de santé de la population, le temps libre, la vitalité sociale et associative, la qualité des services publics, etc. Cela impliquerait évidemment également un contrôle de la recherche du profit, par essence contraire à des stratégies collectives, écologiques ou sociales.

A terme, le choix d’une politique économique résolument orientée vers les enjeux du XXIe siècle, organisée en fonction de la satisfaction des besoins à long terme, pourrait même devenir avantageuse internationalement, en anticipant plus efficacement les difficultés liées aux pénuries et à l’augmentation des coûts de l’énergie et des matériaux. Aujourd’hui, les pays européens font monter les enchères pour remplacer l’énergie qui venait de Russie et pour investir dans les nouvelles énergies. Cette solution utilisée aujourd’hui par les pays riches ne sera pas toujours possible et on a bien vu au cœur de la crise du Covid que les frontières pouvaient se refermer et chaque pays privilégier ses propres besoins.

La Suisse a longtemps fondé sa prospérité sur la mondialisation. Elle fait partie des pays qui ont le plus profité de l’ouverture des frontières, notamment en se positionnant sur des marchés de niche ou dans des domaines de production à haute valeur ajoutée. Cela signifie que le revenu national de la Suisse est pour une part prépondérante lié aux exportations (la valeur des exportations représente 70 % du produit intérieur brut en 2021). Ce sont précisément ces revenus d’exportations qui permettent de disposer des devises nécessaires au paiement des importations de la Suisse, notamment des produits nécessaires comme les ressources énergétiques (aux trois quart importées) et alimentaires (plus de la moitié de notre nourriture vient de l’étranger). La santé économique de la Suisse est donc liée à la santé économique de ses clients importateurs, mais aussi à un accès aisé aux ressources naturelles qui lui manquent. A terme, cette situation peut devenir très précaire sachant que les tensions augmentent sur l’énergie et l’alimentation. Il est désormais nécessaire de réorienter notre politique économique pour la rendre plus résiliente face aux dangers du siècle.

« Une politique de décroissance, pour s’ajuster aux limites physiques de la planète, ne sera pas de droite ou de gauche ou du centre. »

Une politique de décroissance, pour s’ajuster aux limites physiques de la planète, ne sera pas de droite ou de gauche ou du centre. Elle devra faire l’objet d’un consensus minimal. Elle aura ensuite ses diverses déclinaisons qui pourront être idéologiquement marquées. Savoir de quel horizon vient aujourd’hui le concept de décroissance ne doit pas nous empêcher d’espérer que la majorité finisse par réaliser qu’une croissance infinie dans un monde fini est, comme le disait l’économiste Kenneth Boulding, soit l’idée d’un fou, soit celle d’un économiste. De nombreuses pratiques devront être adaptées : le rôle de l’Etat devra évoluer, des productions essentielles devront être planifiées, la place du marché comme régulateur ne sera plus aussi importante qu’aujourd’hui, les profits devront être bridés, les inégalités devront être limitées. Ces éléments de fonctionnement économique ne disparaîtront probablement pas mais devront s’adapter. Au-delà des impératifs écologiques, l’ajustement de notre économie aux besoins réels et aux limites de la biosphère est aussi un défi passionnant.

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