jeudi , 5 décembre 2024

L’énergie du Déni. Comment la transition énergétique va augmenter les émissions de CO2

Le podcast

Temps de lecture 15:24 minutes

 

Temps de lecture 15:24 minutes

 

Lecture, par Raphaël Goblet (repris tel quel sur Facebook)

« L’énergie du Déni. Comment la transition énergétique va augmenter les émissions de CO2. » Vincent Mignerot, 2021, Rue de l’échiquier, 92 pages (75 de texte).

Mon gros coup de coeur de l’année !

J’ai découvert Vincent Mignerot il y a environ 2 ans grâce à cette vidéo (tellement bien que je l’ai vue deux fois). Depuis je l’avais un peu perdu de vue, mais en voyant qu’il avait sorti un petit bouquin, je me suis précipité dessus (franchement, 1 ou 2h de lecture pour le contenu qu’il y a dedans, ce n’est pas du temps perdu).

Désolé pour la longueur de ce compte-rendu, mais j’ai a-do-ré cet essai ! Parce je me sens assez proche de sa pensée (c’est mon petit biais de confirmation à moi, quelque part) et parce qu’il me manquait une clé pour me permettre de défendre mieux le fait que « la transition verte » était surtout un prétexte pour continuer comme avant, mais en déculpabilisant tout le monde : visiblement le fait que « plus d’énergie (même décarbonée) disponible = plus de modifications de l’environnement et donc plus de dégradations » n’est pas audible pour encore beaucoup trop de gens.

J’avais été scandalisé par deux bouquins cette année,

Le premier de Luc Ferry, les 7 écologies, mon résumé de l’époque ici : www.facebook.com/RaphaelGoblet/posts/10157587547846879

Et Le Green New Deal de Jeremy Rifkin, voir mon retour ici : www.facebook.com/RaphaelGoblet/posts/10157694335571879

Je n’étais déjà pas fan de la solution « technologique » en général (toujours plus de ressources à extraire, toujours plus d’énergie nécessaire) et de la soi-disant bonne nouvelle qu’on parviendrait un jour prochain à obtenir autant d’énergie que nécessaire sans plus jamais polluer la planète (un gros mythe d’après moi).

Ce petit bouquin de Mignerot a bien remis toutes les idées en place, en ajoutant en plus des arguments concrets et immédiats (et non d’hypothétiques bénéfices futurs). Hyper facile à lire, sans chichi, blabla ni « je développe longuement des idées complexes pour bien vous montrer que je sais réfléchir », pas une page n’est à jeter et ça va droit à l’essentiel : La transition écologique du point de vue énergétique est d’une part irréaliste, et le déni de ce constat nous pousse à l’éliminer et à nous focaliser sur les grands bénéfices pour l’humanité de celle-ci… c’est en gros ce qu’il développe dans le bouquin.

Le premier chapitre remet les bases connues sur le tapis (et c’est parfois bien nécessaire). Que ce soit le cours de mines de Jean-Marc Jancovici (que j’ai suivi assidument, retrouvez-le ici : www.youtube.com/watch?v=xgy0rW0oaFI…), La Décroissance de Geogerscu-Roegen (retrouvez ma critique ici : www.facebook.com/RaphaelGoblet/posts/10157666802576879) et ses principes élémentaires de la thermodynamique, ou encore l’âge des Low-techs de Philippe Bihouix, Les Limites à la Croissance des Meadows (super bouquins dont je n’ai pas fait de résumé ) et bien d’autres, il remet à plat la notion de croissance infinie dans un monde fini, même dans un contexte de recyclage optimal ou d’économie parfaitement circulaire (un mythe aussi selon moi ).

Il remet également au centre l’idée qu’un découplage strict de la croissance économique et l’utilisation d’énergie (ainsi que la croissance des externalités négatives (pollution, émissions de GES et autres indésirables)) n’est jamais survenu, qu’il y a bien eu des découplages relatifs, mais temporaires, mais qu’il est difficilement envisageable que le « grand découplage » arrive un jour. Bref, poursuite de la croissance = augmentation des nuisances sur l’environnement = rapprochement du déclin quoiqu’il arrive.

Le second chapitre met en perspective notre manière d’aborder les choses en « découpant » le système global en tranches, que ce soit par secteur d’activité, par pays, par tranche de population, peu importe.

J’essaye de mettre régulièrement le doigt dessus sur les différents groupes auxquels je participe : il reste vain d’aborder les choses par secteur indépendamment des interactions de ces secteurs avec tous les autres. Pris indépendamment, chaque secteur n’aura qu’un impact relativement faible par rapport au global, et donc il y aura toujours des gens pour dire « mon secteur ne représente que X% du problème, attaquez-vous au reste ! ».

Il montre, à l’aide de chiffre précis, qu’on peut très bien se persuader qu’un pays, un secteur, est en nette amélioration pris isolément, mais que cela ne dit rien de l’état global du système, et que toujours, une amélioration d’un côté engendre une détérioration de l’autre (typiquement les délocalisations des émissions de CO2 vers d’autres partie du monde). Dès lors il insiste sur le fait qu’analyser un sous-système ne peut mener qu’à des conclusions biaisées, et donc des actions (ou des non-actions ) tout autant erronées.

Le troisième chapitre est le plus intéressant, en tout cas c’était complètement nouveau pour moi : comment les différentes énergies se renforcent mutuellement par synergie. On le sait déjà depuis longtemps, jusqu’ici, aucune énergie nouvelle n’a remplacé d’énergie carbonée, elles se sont juste additionnées. Il parle d’ailleurs d’énergie des substitution (ENS), qui sont toutes les énergies bas carbone, ou qui ne sont pas du pétrole, du gaz, du charbon et dérivés. Il soutient que les ENS ne sont en fait qu’un sous-produit des énergies carbonées. Sans ces énergies carbonées :

  • pas d’extraction de matières premières,
  • pas de construction des infrastructures nécessaires,
  • pas d’entretien de ces ENS.

Les ENS sont actuellement intéressantes et performantes précisément parce qu’elles sont financées par une économie qui est basée à plus de 80% sur les énergies carbonées, moteur de la croissance. Dans une économie en contraction, il y aura moins d’argent pour financer ces projets, entretenir les installations, et comme elles s’usent inévitablement (entropie au sens thermodynamique), on aura finalement moins d’ENS, en moins bon état (coût d’entretient élevé). Les ENS ne sont pas des mouvements perpétuels, et ont besoin d’être « alimentées » par des matières premières, entretenues régulièrement, remplacées à un moment donné.

Jusqu’ici, rien de bien neuf. En fait, ça va plus loin, et c’est pire que ce que je pensais : les ENS contribuent largement à l’augmentation des émissions de CO2 (ne criez pas tout de suite, lisez la suite). En d’autres termes, il soutient que l’essor des ENS provoque ou provoquera plus d’émissions de CO2 que si elles n’existaient pas. Le rôle des ENS n’est pas de rendre la société plus sobre en carbone, mais bien de participer à son fonctionnement, tout comme l’expansion du nucléaire civil a permis d’avoir une source d’énergie peu chère pour renforcer la capacité d’extraction des énergies carbonées.

Comment ? Il y va de nombreux exemples, j’en citerai un : Exxon approvisionne en énergie solaire et éolien certaines de ses plate formes d’extraction : c’est moins cher que d’utiliser des énergies carbonées (car sous perfusion de capitaux) et en plus, cela leur fait des bonus en quota carbone sous forme de millions d’euros bonus (sa critique du marché des quotas de CO2 vaudrait un post à part entière) ! Quelque part donc, le renforcement des ENS permet d’augmenter la quantité globale de CO2 (on peut supposer que ce qui est extrait sera brûlé un moment donné), car elles rendent les coûts d’exploitation plus faibles, et donc l’exploitation plus rentable. Un comble…

Mais ce n’est pas tout : les fameuses stations de pompage de CO2 à enfouir sous terre ont, sous couvert de « bienfait pour l’humanité », un intérêt particulièrement pervers pour l’industrie du carbone : injecté aux bons endroits, le CO2 extrait permet d’extraire plus facilement les hydrocarbures du sol (cela semble être le cas de 16 stations de captage sur les 20 en fonctionnement)… il me semblait bien en effet qu’il devait y avoir un intérêt quelque part pour que des intérêts privés se lancent dans l’aventure…

Conclusion de ce chapitre passionnant : on tente de verdir l’exploitation des hydrocarbures (pour le public, c’est rassurant), on modifie les noms des sociétés (Total Energies pour ne citer qu’eux) en prétendant qu’on investit dans les énergies bas carbone, mais il semble qu’en fait, tout cela participe à une baisse des coûts d’exploitation des énergies carbonées et donc la facilitation de leur extraction (et de l’augmentation de leur consommation !).

Au quatrième chapitre on sent qu’on arrive tout doucement au malaise, au déni général qu’il faudra bien regarder un jour en face. Partant de Spinoza (que je connais peu), Mignerot résume sa pensée ainsi : « l’esprit tempère la contrariété en investissant des imaginaires positifs ».

Comme nous ne voulons pas regarder le problème en face (nous ne pouvons plus continuer à croitre ainsi, et il faudra même sans doute renoncer à pas mal de choses à l’avenir), nous nous créons cet imaginaire de croissance verte, ou même que les énergies bas carbone nous permettraient de poursuivre notre vie comme à l’habitude sans renoncer à rien. J’en discutais récemment avec Arthur Keller : la résilience (redondance, diversité, …) n’est en aucun cas synonyme de transition énergétique ou d’écologie (l’inverse étant vrai aussi. Je vous conseille son excellente interview de PlanB par Cyrus Farhangi : www.youtube.com/watch?v=OC7juZFIQPg), et la résilience peut aussi être synonyme de renoncement, et donc de choix… et nous n’aimons pas l’idée de devoir choisir, et donc renoncer à certains avantages et conforts. Le souci fondamental, c’est que finalement même si nous voulions vraiment être résilients, nous dit Mignerot, nous n’y parviendrions sans doute pas, tant nous avons développé des outils puissants qui sont devenus de si grands problèmes qu’il est bien possible que nous soyons devenus incapables de traiter les défis qu’ils ont engendré. Voilà bien l’objet du déni, je pense, que Mignerot identifie.

Le comble, finalement, est que les ENS développées à grands coups de com, de budgets gouvernementaux, d’investissements privés, pourraient très bien rendre l’industrie des énergies carbonées plus résilientes ! Et donc nous propulser plus sûrement encore vers un effondrement écologique et systémique…

Alors que faire ? La perspective des effondrements n’étant pas satisfaisante, il nous faut bien imaginer quelque chose d’autres. La seule et unique solution viable est d’utiliser de moins en moins d’énergie (moins d’énergie = moins de transformation de l’environnement = moins d’externalité négatives). Si l’on veut poursuivre la route sur base des ENS, alors elles doivent impérativement :

  1. être autonomes, c’est-à-dire ne plus dépendre du tout des énergies carbonées (de l’extraction à l’utilisation finale, tout doit fatalement devenir électrique et décarboné)
  2. maîtriser leur propre empreinte écologique (artificialisation des sols, matières premières, déchets et recyclage).

Le tout dans un cadre contraignant et non négociable : les énergies carbonées ne doivent plus du tout soutenir (ni énergétiquement parlant, ni financièrement parlant) les ENS, ainsi que l’inverse ! Or il apparaît que le chemin pour y parvenir est encore très long, sans doute même beaucoup trop long. Dès lors, Mignerot propose 4 pistes pour diminuer les flux énergétiques :

  1. Réduire la richesse dont on dispose : tous les objets que nous avons, tout ce que nous mangeons, tout l’argent dont nous disposons sur nos comptes correspondent toujours à une part d’environnement qui a été dégradé. Faire des choix de consommation alternatifs, mais en même quantité ne change rien au problème, c’est la quantité de « richesse quotidienne » que nous utilisons qui compte vraiment.
  2. Diminuer fortement (voire supprimer) notre dépendance aux systèmes d’assurance, qui permettent de prendre certains risques calculés, voire précisément d’investir sur l’avenir en étant certain de récupérer des billes si ça tourne mal, basés sur des cotisations (donc de l’argent, donc une destruction de ressource quelque part) et de la fructification de ces cotisations sur les marchés financiers (croissance, spéculation).
  3. Faire de moins en moins appel aux machines, travailler plus avec le corps (il plaide aussi pour qu’on foute la paix aux animaux) : l’impact humain sur l’environnement , s’il utilise peu d’outils, et donc peu d’énergie, sera immédiatement réduit.
  4. Mieux partager les richesses, ce qui apaiserait fortement nombre de tensions et conflits et donc permettrait une adaptation plus facile à un monde contraint écologiquement et économiquement.

Bien sûr tout cela contrarierait forcément beaucoup le système de société dans lequel nous sommes, tant le modèle capitaliste que le confort individuel que certains privilégiés ont acquis. Et donc il faut faire accepter socialement les conséquences de tout cela (qu’on appelle ça décroissance, simplicité volontaire, ou autrement n’y change pas grand-chose selon moi).

On devrait donc, selon Mignerot, abandonner l’illusion et l’idée d’un monde « idéal », rendre les informations disponibles plus claires et plus transparentes en neutralisant les risques de récupération et d’instrumentalisation (il y a quelques jolis paragraphes traitant du Greenwashing) par les intérêts privés au détriment du collectif. Et ça, ce n’est pas une mince affaire !

Face à ces impératifs peu réjouissants (quoiqu’un peu moins pénibles qu’un effondrement global, avouons-le), notre mécanisme de défense le plus puissant et efficace est… le déni, ou plutôt Les Dénis : rien qu’en existant, en vivant, nous détériorons l’environnement ET nous sommes bien incapables finalement de saisir correctement tous les paramètres d’une transition énergétique et écologique, tant le système qui s’est construit avec le temps est devenu trop complexe.

Le déni nous donne l’impression que nous maîtrisons la situation, mais si on veut bien y réfléchir, il n’en est finalement rien.

Mais le déni fonctionne de moins en moins bien, il est de plus en plus difficile de se voiler la face. Heureusement, nous avons un mécanisme de remplacement : trouver un bouc émissaire ! Le capitalisme, les riches, la surpopulation, les classes moyennes, la chine, les pauvres, les lobbies, le marketing … . Or il dit quelque chose de fort intéressant, je trouve : les intérêts de quelques-uns ne suffisent pas à expliquer les bénéfices collectifs obtenus jusqu’ici. Car qu’on le veuille ou non, consciemment ou pas, nous sommes tous complices de ce qui arrive. Nous sommes tous bien heureux d’avoir chaud en hiver, de nous déplacer (pour aller bosser ou faire les courses pour certains, pour partir en plus en vacances pour les plus chanceux). Nous sommes tous bien heureux d’avoir des choses variées à nous mettre sous la dent, d’avoir de quoi nous soigner. Tout cela a été rendu possible grâce aux énergies fossiles et personne ne s’en est vraiment plaint jusqu’ici, soyons de bon compte. Chercher le bouc émissaire est donc quelque part, une autre forme de déni, plus pernicieux, qui pollue le débat et les décisions d’actions.

Je vous laisserai le soin de découvrir ses notions de Collaps Washing (tout est bon pour éviter le collapse, du déploiement massif des ENS jusqu’à l’écoracisme, qui prive les populations locales de leurs ressources, car elles ne seraient pas capables de les gérer correctement), qui me paraît une notion encore un peu abstraite à développer, mais une notion intéressante pour comprendre l’enjeu et les conséquences de notre déni.

Bref, pour conclure, je vous conseille vraiment la lecture de ces quelques dizaines de pages, c’est de l’information utile, vraiment, pour pas cher (10€ !), à mettre sous tous les sapins cette année ! Je m’attendais à être séduit par le bouquin, mais pas à ce point-là…

Merci pour votre lecture attentive, j’espère que ce compte-rendu vous inspirera quelques belles réflexions & discussions (et j’ose espérer que le débat ne va pas tourner au combat nucléaire VS ENR). 

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