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Intelligence artificielle et outils numériques : efficacité ou compromission ?
En tant que militant impliqué dans divers groupes de travail, j’occupe souvent un rôle en soutien informatique. Cela m’a confronté à de nombreuses remises en question sur l’usage d’outils comme Google Drive, WordPress, ou plus récemment l’intelligence artificielle. Pourquoi recourir à ces technologies, issues des grandes plateformes (GAFAM), dans des luttes qui prônent justement la sobriété, l’éthique ou l’autonomie ? C’est une interrogation légitime que je ne balaie pas, mais que je souhaite ici éclairer par l’expérience concrète.
Une fracture numérique trop souvent ignorée
Dans la pratique, la majorité des personnes – militantes ou non – utilisent des outils conventionnels comme Microsoft Word, Google Docs, ou encore des plateformes de messagerie familières. Ces outils sont devenus des standards. Tenter de migrer vers des alternatives open source, aussi vertueuses soient-elles, se heurte rapidement à des freins bien concrets : manque de temps pour l’apprentissage, instabilité de certaines solutions, problèmes de compatibilité et d’accessibilité, surtout sur mobile. Ces limites sont rarement discutées sérieusement, mais elles affectent directement la participation des membres d’un collectif.
Ce que j’observe régulièrement, ce n’est pas un refus idéologique du libre, mais une forme d’usure ou de découragement face à des outils peu intuitifs, mal traduits, ou difficiles à installer. Le problème n’est pas seulement technique, il est aussi social. L’adoption d’une technologie dépend des habitudes, du contexte et du niveau de soutien disponible autour d’elle. Or, dans un monde saturé, le temps d’apprentissage est devenu un luxe.
Créer des sites militants accessibles : un enjeu d’inclusion
La création de sites internet est un bon exemple de cette tension. Par souci de cohérence écologique, on propose parfois des solutions ultra-légères mais réservées à une élite technique. Le résultat, souvent, est une exclusion involontaire : les utilisateur·trice·s n’osent pas contribuer, ne comprennent pas comment publier ou modifier du contenu, et les sites deviennent inactifs.
Avec WordPress, j’ai pu mettre en place des sites simples à administrer. Des dizaines de personnes, sans formation technique particulière, peuvent y publier du contenu de manière autonome. La maintenance peut être assurée sans faire appel à des développeur·euse·s spécialisé·e·s. Sur la question de la sécurité, que certain·e·s évoquent avec inquiétude, mon expérience est plutôt rassurante : en appliquant les bonnes pratiques de base (mises à jour régulières, plugins fiables, hébergement sécurisé), je n’ai rencontré aucun problème majeur.
Une efficacité nécessaire quand les forces s’épuisent
Dans les collectifs, les compétences techniques sont rares et souvent sursollicitées. Utiliser des outils éprouvés permet d’éviter que chaque difficulté technique devienne un goulot d’étranglement. Cela libère du temps, de l’énergie, et surtout de la disponibilité humaine – une ressource devenue critique alors que de plus en plus de militant·e·s s’épuisent ou décrochent.
Faut-il pour autant renoncer à nos convictions ? Je ne le pense pas. Mais il me semble important de reconnaître les contraintes du réel. Comme dans la vie quotidienne, nous faisons parfois des compromis : acheter local mais utiliser un smartphone, boycotter Amazon mais utiliser un service Google. Cela n’invalide pas l’ensemble de nos choix, à condition de rester lucide sur leurs implications — et de les considérer comme des compromis temporaires.
Le but n’est pas de s’adapter pour s’adapter, mais de tenir bon là où nous sommes utiles. Se rendre inopérant par excès de pureté ne sert pas la cause. C’est peut-être une forme de renoncement plus grave encore.
L’intelligence artificielle : outil de domination ou levier d’autodéfense ?
L’intelligence artificielle pose une autre forme de dilemme. Peut-on l’utiliser en conscience, alors même qu’elle est énergivore, hébergée dans des infrastructures que nous critiquons, et qu’elle participe à l’accélération numérique du monde ? Ou faut-il y renoncer totalement — même quand nos opposant·e·s, qu’il s’agisse d’industries polluantes ou de courants climatosceptiques, s’en servent sans retenue pour amplifier leur influence ?
Prenons un exemple concret : la loi de Brandolini (ou “principe d’asymétrie du bullshit”) souligne qu’il faut beaucoup plus d’énergie pour réfuter une fausse information que pour la produire. Cela s’applique parfaitement aux argumentaires climatosceptiques : « le réchauffement s’est arrêté en 1998 », « le CO₂ est bon pour les plantes », etc. Ces slogans, faciles à mémoriser et viraliser, demandent des heures de travail pour être déconstruits. Il faut mobiliser des études, croiser des données, expliquer des phénomènes complexes (comme l’effet El Niño ou les rétroactions climatiques).
Dans ces tâches, l’IA peut jouer un rôle précieux : analyse rapide de bases de données scientifiques, repérage des tendances de désinformation, génération de synthèses, suggestion de contre-arguments sourcés. Bien sûr, cela exige une supervision humaine. Mais cela représente un gain de temps non négligeable, surtout quand les ressources humaines sont limitées.
Une approche non manichéenne
Ce que je propose ici, ce n’est pas une vérité tranchée, mais une manière d’ouvrir le débat. Refuser d’opposer systématiquement le “bon” outil au “mauvais”, et le·la militant·e “exemplaire” à le·la militant·e dit·e “déviant·e”. Plutôt chercher à évaluer, dans chaque situation, ce qui permet de renforcer notre impact sans renier l’essentiel.
À l’heure où ceux qui polluent, exploitent ou manipulent l’opinion ne se privent pas d’utiliser les outils les plus performants, ne devrions-nous pas, nous aussi, nous donner les moyens d’agir efficacement ? Peut-être qu’un jour, grâce à nos luttes, nous pourrons nous passer des outils que nous utilisons aujourd’hui par nécessité. Mais ce jour ne viendra pas plus vite si nous nous condamnons à l’impuissance au nom d’une cohérence totale.
Albert Moukheiber choque l’audience de l’Académie du Climat
Dans l’article « Intelligence artificielle et écologie : un dialogue nécessaire pour l’avenir », j’aborde la nécessité de faire preuve de pragmatisme militant dans le choix des outils numériques et du recours à l’intelligence artificielle. Cet appel à l’efficacité, loin de tout manichéisme, trouve un écho particulièrement fort dans la conférence donnée par le neuroscientifique Albert Moukheiber à l’Académie du Climat.
Dans cette intervention marquante, Albert Moukheiber démonte le mythe selon lequel une meilleure information suffirait à faire évoluer les comportements. Il remet en cause les approches pédagogiques classiques et plaide pour une compréhension systémique des blocages écologiques. Loin d’incriminer uniquement les choix individuels, il insiste sur l’importance des conditions environnementales, sociales et politiques qui façonnent nos décisions. C’est cette même logique qui traverse mon article : face à l’urgence et au manque de moyens, il devient vital de concentrer nos efforts sur ce qui permet réellement d’agir.
Et Cédric Villani, qu’en pense-t-il ?
Cédric Villani, mathématicien et homme politique reconnu, aborde l’intelligence artificielle (IA) sous un angle à la fois pragmatique et critique. Dans une intervention captivante, il rappelle que l’IA n’est pas une intelligence autonome ou mystique, mais un ensemble d’algorithmes et de statistiques permettant d’accomplir efficacement certaines tâches humaines. Selon lui, il est essentiel de démystifier l’IA pour mieux comprendre ses atouts et ses dangers. Cette démystification est la première étape pour aborder la question de son utilisation dans des domaines aussi cruciaux que les luttes sociales et écologiques.
Villani souligne que l’IA s’est développée de manière pragmatique, souvent par des expérimentations menées par des développeurs avant même que les théoriciens ne puissent expliquer les résultats. Cela reflète un décalage entre la rapidité des avancées technologiques et notre capacité à les encadrer scientifiquement et éthiquement. Cependant, il insiste sur le fait que cette technologie, bien qu’exigeante en ressources, peut être utilisée à bon escient dans des contextes militants, notamment pour gagner du temps et optimiser des actions.
En matière de luttes, Villani semble encourager une approche équilibrée et stratégique. Si l’IA peut consommer des ressources et soulever des enjeux écologiques, elle offre également des opportunités uniques. Par exemple, elle permet de répondre plus efficacement à des campagnes de désinformation, de traiter des volumes massifs de données, ou encore d’appuyer des décisions complexes avec rapidité et précision. En d’autres termes, pour Villani, ignorer l’IA dans les luttes serait se priver d’un outil puissant que nos opposants, eux, n’hésitent pas à exploiter.
En conclusion, Villani plaide pour une utilisation responsable et éclairée de l’IA. Cela signifie investir dans la recherche, réguler son impact environnemental, et l’intégrer dans nos stratégies de manière pragmatique. Il s’agit, selon lui, d’un levier essentiel pour mener des combats efficaces et faire avancer des causes qui nécessitent à la fois efficacité et intelligence collective.