Dernière modification le 10-7-2023 à 18:30:56
Le podcast
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C’est l’été : de nombreux Suisses se ruent à l’aéroport pour embarquer dans un avion, sans honte. Pour une somme modique, ceux qui ont un peu honte pourront payer une compensation auprès d’Easyjet qui s’engage sur une feuille de route vers le net zéro en 2050. Dans ces conditions, il est facile d’être écolo et de quand même voyager en avion.
Est-il encore possible aujourd’hui d’acheter un produit qui ne soit pas suivi du qualificatif vert, propre, durable, écologique ou encore écoresponsable ? Il est partout question de développement durable, de croissance verte, de transition écologique, de durabilité et même de sobriété. Pourtant, tous les signaux sont au rouge et montrent que nous sommes en train de mettre en danger les conditions de vie sur Terre.
De fait, nous nous payons de mots. Le mot consacré pour désigner ce procédé est d’origine anglo-saxonne : greenwashing. En anglais, il permet un double jeu de mots avec « whitewashing » (le nettoyage facile d’un mur à la chaux) et brainwashing (le lavage de cerveau). Le mot choisi en français pour traduire cette idée, écoblanchiment, ne rend pas tout à fait cela. Ne s’agit-il que de mots ? Quelle réalité économique et écologique se cache là-dessous ?
« Un procédé de marketing ou de relations publiques utilisé par une organisation pour se donner une image trompeuse de responsabilité écologique. »
Avant d’examiner les enjeux des compensations écologiques et de la neutralité carbone, examinons les éléments permettant de reconnaître le greenwashing, défini comme « un procédé de marketing ou de relations publiques utilisé par une organisation pour se donner une image trompeuse de responsabilité écologique. » Trois modes de faire sont dominants : une inclination à ne penser des solutions qu’à travers le marché, une logique technosolutionniste et des pratiques se bornant à un engagement individualiste. On le voit, le greenwashing s’efforce d’éviter les décisions politiques fortes (par exemple des interdictions) et voue une confiance totale à la découverte de solutions techniques futures miraculeuses. De plus, il propose des engagements individuels plutôt que des décisions collectives.
Le greenwashing use et abuse d’artifices langagiers comme des euphémismes (on dira produits phytosanitaires plutôt que pesticides), des oxymores (on parlera de développement durable, d’écologie industrielle, de voiture propre…), des termes ambigus comme biocarburants ou gaz naturel ou encore des trouvailles improbables comme « ecofriendly ». Il favorise partout la couleur verte et les images de la nature. A propos de l’expansion de l’industrie numérique, on parle de dématérialisation en tentant de faire oublier les câbles, les datacenters, les antennes et les dizaines de métaux contenus dans un smartphone. On peut aussi créer des diversions par des actions écologiques mineures pour détourner le regard ou par un soutien à une cause environnementale servant de couverture. C’est un domaine de propagande en pleine expansion.
Une des réussites du greenwashing a été d’installer dans les esprits la croyance à l’existence d’un véhicule propre dans le cas des voitures électriques.
Une des réussites du greenwashing a été d’installer dans les esprits la croyance à l’existence d’un véhicule propre dans le cas des voitures électriques. De fait, on ne s’intéresse qu’au mode de propulsion des véhicules (qui peut, si le véhicule atteint un certain nombre de kilomètres au compteur, s’avérer un peu plus écologique qu’une voiture thermique). On fait alors oublier toutes les questions portant sur le développement et l’entretien des routes, l’artificialisation des sols, les rejets dans l’environnement de particules plastiques se détachant des pneus, la fabrication des éléments nécessaires à la production et la destruction en fin de cycle, etc. Cette croyance écologique permet d’éviter toute remise en cause du modèle de mobilité dominant, caractérisé par la prépondérance du véhicule individuel. En réalité, ce sera une relance pour l’industrie automobile quand tout le monde renouvellera son véhicule. Est-on bien sûr qu’acquérir ce nouveau matériel aura un coût écologique inférieur au choix de faire durer l’ancien ?
Tournons donc notre regard vers ces deux stratégies écologiques auxquelles nous avons souvent affaire : les « compensations écologiques » et la « neutralité carbone ».
Une compensation consiste à payer un supplément qui propose d’effacer l’atteinte écologique, par exemple l’émission de Co2. On propose la plantation d’arbres, la création d’une zone humide, le développement d’une énergie renouvelable, le développement de mesures de séquestration du carbone. Le but de l’opération est que l’atteinte écologique soit supprimée par un gain ailleurs. Il en existe surtout deux types : la compensation écologique (pour protéger la biodiversité) et la compensation carbone (pour protéger le climat). La première est proposée dans le cas de constructions comme des routes ou des zones urbanisées, la seconde pour les émissions de gaz à effet de serre. Aujourd’hui, ces compensations font parfois partie des obligations légales ou réglementaires. C’est beau, n’est-ce pas ?
De fait, les compensations carbone ne tiennent pas leurs promesses. La plantation d’arbres ne garantit pas qu’ils ne brûleront pas lors d’un prochain incendie ou ne seront pas tués par une sécheresse. Si l’émission de CO2 d’un voyage en avion est immédiate et certaine, les effets compensatoires sont quant à eux répartis sur un temps plus long et par nature incertain. Le gain écologique n’est que supposé.
De même, la création d’une zone humide ne peut pas offrir la même biodiversité que la conservation d’une zone préservée des atteintes humaines. Il faudra un temps très long avant que la nature se réapproprie vraiment le lieu (un marais met des centaines voire des milliers d’années à se former). La nature, ce ne sont pas simplement des « espaces verts » entretenus et sévèrement bornés, c’est un ensemble d’interactions entre espèces qui se construit sur la durée. Avec une compensation écologique, il est impossible de s’assurer que le nouveau milieu « créé » est équivalent à celui qui a été détruit. Ceux qui prétendent compenser sont manifestement incapables de prendre en compte la biodiversité dans toute sa complexité. L’équivalence écologique n’existe pas : c’est une vue de l’esprit trop simpliste et mécaniste de la biosphère.
La compensation consiste aussi à mettre en relation deux activités économiques qui n’ont aucun lien réel. D’un côté, il y a l’émission de gaz à effet de serre, de l’autre il y a une plantation d’arbres. Le lien créé entre ces deux activités est arbitraire.
En réalité, la destruction de la nature n’est pas compensable, c’est un argument de marketing de mauvaise foi, rien de plus.
Dans la pratique, il n’y aura jamais assez de terres pour permettre de compenser les émissions actuelles et il n’y aura pas assez de moyens pour contrôler ces prétendues compensations, aux calculs opaques et difficiles à attester. Les évaluations de l’efficacité des compensations sont trop souvent douteuses. Et quand il y a des évaluations sérieuses, on n’en tient pas compte et on continue à communiquer sur ces compensations. D’autre part, elles sont souvent délocalisées dans des pays à bas coûts, c’est moins cher. C’est une nouvelle forme de colonialisme, en vert, au détriment des populations locales et de leurs besoins essentiels (alors qu’il s’agit de compenser des consommations la plupart du temps superflues). En somme, celui qui pollue compte sur d’autres, moins bien lotis que lui, pour dépolluer. En réalité, la destruction de la nature n’est pas compensable, c’est un argument de marketing de mauvaise foi, rien de plus.
Les compensations carbones ont bien évidemment été critiquées. On a alors vu l’apparition de la notion de « neutralité carbone » : il s’agit d’atteindre un équilibre entre les émissions de gaz à effet de serre et la capacité d’absorption de ces gaz. Il y a des capacités naturelles (forêts et océans surtout) et des capacités techniques. On peut donc atteindre l’équilibre de deux manières : diminuer les émissions ou développer les puits de carbone. La première solution offre un excellent degré de certitude, la seconde est par nature incertaine.
Le carbone inexploité (gaz, charbon ou pétrole) apparaît comme une perte d’opportunité économique, voire la cause de futures pertes financières. Il faudrait donc exploiter au maximum, puis absorber. La neutralité carbone serait donc une solution à la fois économique et écologique. En réalité, c’est encore une échappatoire pour gagner du temps.
Les entreprises et les Etats font la course à qui annoncera au plus vite sa « neutralité carbone », à une date toujours assez lointaine, tout en conciliant cette démarche avec une augmentation des émissions. La Norvège, par exemple, annonce sa neutralité carbone pour 2030 tout en développant l’exploitation pétrolière, y compris en Arctique, pour profiter au mieux des conséquences énergétiques de la guerre en Ukraine.
La neutralité carbone est une nouvelle stratégie dilatoire qui vise à repousser autant que possible le moment de fixer réellement des limites.
Pourtant, certains puits de carbone sont déjà à saturation. On développe donc des « technologies à émissions négatives », mais cela reste évidemment hypothétique. Une généralisation de ces technologies est impossible car il faudrait des surfaces impensables. Elle serait également dommageable sur d’autres plans, comme le respect de la biodiversité. Tout cela sans compter une importante consommation d’énergie qui ne sera plus disponible pour d’autres usages. La neutralité carbone est donc une nouvelle stratégie dilatoire qui vise à repousser autant que possible le moment de fixer réellement des limites.
Les stratégies de compensations et de neutralité carbone sont de remarquables exemples de greenwashing. A quoi sert cela sert-il ? A continuer comme si de rien n’était, à relancer le marché et le profit. On veut faire croire à une adaptation, mais ce sont des mensonges en réponse aux critiques écologiques, une stratégie d’organisations qui se préparent d’ailleurs déjà pour de nouvelles solutions de marketing.
Ce qui est détruit est perdu, définitivement. L’existence d’une compensation hypothétique n’y change rien.
Au fond, le greenwashing est une vision utilitariste de la nature comme réserve de ressources à discrétion pour les humains, surtout certains. Mais ce qui est détruit est perdu, définitivement. L’existence d’une compensation hypothétique n’y change rien. Malheureusement, les médias font une place beaucoup trop importante à la promotion des solutions de greenwashing et trop peu importante à une analyse sérieuse des problèmes. Aujourd’hui, le greenwashing est une des nombreuses manières de ne rien faire.
De plus, le greenwashing s’accompagne d’un réel « greenbashing » : khmers verts, ayatollahs verts, retour à la bougie ou aux cavernes… Les deux stratégies vont ensemble, pour faire croire à une écologie moderne, ambitieuse et technologique qui exclut du « débat sérieux » tout ce qui pourrait remettre en question une expansion économique illimitée. Cela s’applique aussi à la confection de lois prétendument écologiques.
Le greenwashing est vraiment un ennemi de l’écologie, ce n’est pas juste un petit pas insuffisant.
Le greenwashing est vraiment un ennemi de l’écologie, ce n’est pas juste un petit pas insuffisant. C’est le symptôme d’un capitalisme tout puissant, prêt à artificialiser systématiquement la nature. Au départ, c’était une astuce de marketing, mais c’est aujourd’hui une vision du monde, une politique généralisée tendant à penser les problèmes écologiques à travers les fausses promesses d’une croissance verte qui n’existe pas. C’est une idéologie qui aboutit à une inversion de la réalité, une mise en scène, une nouvelle version de la société du spectacle dénoncée par Guy Debord pour tromper et assurer le maintien du statu quo. Le greenwashing est encore une appropriation de la cause écologique par ceux qui dévastent la planète, à l’image de Bill Gates ou d’Elon Musk qui déboulent avec leurs propres solutions.
2022 a été une année record pour la consommation de charbon sur Terre
Depuis que tout le monde se pare de développement durable (un quart de siècle), on n’a fait qu’accélérer la consommation des ressources naturelles et d’énergie. 2022 a été une année record pour la consommation de charbon sur Terre (matière première qui reste de loin la première source primaire d’électricité).
Le greenwashing entraîne de graves retards en nous faisant manquer des possibilités d’arrêter enfin de franchir des seuils d’irréversibilité écologique sans retour. Directement ou indirectement, nous sommes trop souvent complices de ces manœuvres. Il faut absolument les dénoncer comme des manipulations dangereuses.