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Interview
Marine Calmet : « Les actions criminelles pour notre avenir sont parfaitement légales aujourd’hui »
Reporterre | le média de l’écologie : La nature doit être protégée par des droits fondamentaux, comme les humains, plaide la juriste en droit de l’environnement Marine Calmet. En ce sens, inspirons-nous des peuples autochtones, appelle-t-elle.
Marine Calmet, juriste spécialisée en droit de l’environnement et présidente de l’association Wild Legal, se distingue par son engagement pour la reconnaissance des droits de la nature. À travers son livre Décoloniser le droit et ses actions militantes, elle plaide pour une transformation radicale des cadres juridiques. Ce mouvement mondial, déjà mis en œuvre dans certains pays, vise à réconcilier l’humanité avec son environnement en reconnaissant la nature comme sujet juridique, titulaire de droits fondamentaux.
Une rupture avec le droit occidental : de la séparation à l’interdépendance
Le droit occidental repose sur une division héritée du droit romain : d’un côté les « personnes », humaines ou morales (comme les entreprises), et de l’autre les « choses », parmi lesquelles la nature est reléguée. Marine Calmet qualifie cette vision de « schizophrénique », car elle objective la nature, niant son existence propre et ses besoins biologiques. Cette approche permet de la réduire à un simple réservoir de ressources exploitables, justifiant ainsi sa destruction.
En opposition, le mouvement des droits de la nature propose de dépasser cette séparation en reconnaissant la nature comme une « communauté vivante », intégrant toutes les entités qui la composent : fleuves, forêts, montagnes, animaux, et même écosystèmes entiers. Ces entités deviennent ainsi titulaires de droits fondamentaux, comme le droit à la santé, à la régénération ou à l’existence, sur le modèle des droits accordés aux humains. Il s’agit de reconstruire un édifice juridique basé sur la coexistence et l’interdépendance avec le vivant, tout en limitant les libertés humaines lorsqu’elles menacent cet équilibre.
Les exemples internationaux : pionniers et sources d’inspiration
Plusieurs pays ont déjà mis en œuvre cette reconnaissance juridique de la nature. En Nouvelle-Zélande, le fleuve Whanganui est devenu une entité juridique en 2017, avec deux gardiens – un désigné par l’État et l’autre par les Maoris – chargés de défendre ses intérêts. Cette reconnaissance repose sur une vision spirituelle et communautaire de la nature, profondément enracinée dans la culture maorie.
En Colombie, la Cour constitutionnelle a reconnu en 2016 les droits du fleuve Atrato, soulignant l’importance de préserver la santé de l’écosystème pour garantir les droits fondamentaux des populations locales. Ce modèle relie de manière explicite les droits humains et ceux de la nature, établissant un lien indissociable entre la protection de l’environnement et le bien-être des communautés.
En Équateur, la constitution de 2008 consacre pour la première fois dans le monde les droits de la Terre Mère (Pachamama), reflétant une cosmovision andine qui place l’humain au sein d’un écosystème interconnecté. Cette reconnaissance a permis d’interdire des projets destructeurs pour les forêts tropicales et les cours d’eau, grâce à des actions judiciaires portées par les communautés locales.
Ces exemples montrent la diversité des approches possibles, chaque modèle étant adapté aux réalités culturelles et écologiques locales. Marine Calmet insiste sur cette nécessité d’éviter une globalisation des solutions juridiques, qui risquerait de reproduire les erreurs du passé. Chaque territoire, affirme-t-elle, doit développer ses propres modes de gouvernance pour protéger son écosystème.
Le rôle des peuples autochtones : un modèle de coexistence
Marine Calmet met en lumière la richesse des savoirs autochtones, qui offrent des perspectives précieuses pour concevoir une nouvelle relation juridique avec la nature. Ces peuples, qui vivent souvent en symbiose avec leur environnement, perçoivent la nature non pas comme une ressource à exploiter, mais comme une communauté vivante à respecter.
Elle évoque notamment la culture des Amérindiens de Guyane, où les chamans jouent un rôle central dans la gouvernance des écosystèmes. Ces « intercesseurs » entre les humains et les esprits de la nature guident les décisions locales en identifiant les lieux où les humains peuvent s’installer et ceux qui doivent rester intouchés. Par exemple, dans la région de Montagne d’Or, un projet minier a été abandonné en partie grâce à l’opposition des populations locales, qui considèrent ces terres comme sacrées et interdites à l’exploitation humaine.
Selon Marine Calmet, ces pratiques spirituelles, bien qu’étrangères au modèle occidental, soulignent l’importance de reconnaître des limites à l’activité humaine. Elles invitent à réfléchir à la manière dont nos sociétés pourraient intégrer une éthique similaire, en s’appuyant sur les connaissances scientifiques comme « nouveaux chamans ».
Une critique des fondements du droit occidental
L’un des problèmes majeurs du droit occidental, selon Marine Calmet, est son obsession pour la propriété privée. Ce droit, sacralisé depuis la Révolution française, inclut le concept d’ »abusus« , qui autorise le propriétaire à disposer de son bien, y compris en le détruisant. Ce mécanisme juridique justifie une exploitation sans limites des ressources naturelles, exacerbant l’effondrement écologique.
En revanche, les droits coutumiers autochtones privilégient une propriété collective, où l’usage des ressources est encadré par des responsabilités envers la communauté et les générations futures. Cette approche, centrée sur le « mieux-être collectif », offre un modèle inspirant pour repenser nos cadres juridiques. Marine Calmet propose d’abolir le droit de détruire, en le remplaçant par une responsabilité de transmission et de préservation.
Des batailles juridiques en cours : le cas du fleuve Maroni
En Guyane française, Marine Calmet et Wild Legal mènent une action inédite pour reconnaître les droits du fleuve Maroni. Ce fleuve, essentiel pour les communautés locales, est gravement pollué par les activités illégales d’orpaillage, alimentées par la demande mondiale d’or. Le mercure utilisé pour extraire l’or contamine les eaux, menaçant la santé des populations et l’équilibre de l’écosystème.
Marine Calmet souligne l’ironie de la situation : les dégâts causés par ces activités sont souvent légaux dans leur cadre économique global, alors qu’ils sont criminels pour les générations futures. Elle appelle à une révision des priorités juridiques, où la protection des écosystèmes primerait sur les intérêts capitalistes.
La transition écologique comme nouveau paradigme juridique
La crise écologique actuelle met en lumière les limites du système juridique occidental, incapable de prévenir la destruction du vivant. Pour Marine Calmet, la transition écologique doit être accompagnée d’une refonte radicale du droit. Cette refonte inclurait la reconnaissance de la nature comme sujet juridique, permettant de limiter les libertés humaines destructrices et de canaliser l’énergie économique vers une symbiose avec le vivant.
Elle espère qu’à l’avenir, les droits des fleuves, des forêts et des animaux deviendront aussi évidents que les droits des femmes ou des enfants aujourd’hui. Plus encore, elle aspire à ce que les générations futures se considèrent comme des gardiens de la nature, responsables de son bien-être et de sa préservation.
Une vision d’avenir : localiser les solutions pour globaliser l’impact
Marine Calmet conclut sur une réflexion stratégique : les solutions doivent émerger du local pour avoir un impact global. Elle rejette l’idée d’une réponse universelle, prônant plutôt des initiatives adaptées aux spécificités de chaque territoire. Les mouvements de résistance locaux, comme ceux en Équateur, en Colombie ou en France, démontrent que des alternatives juridiques sont possibles et nécessaires.
Pour elle, le droit doit devenir « permaculturel », conçu en fonction des besoins des écosystèmes et des communautés. Ce retour à une diversité juridique serait une réponse puissante à la monoculture du droit occidental, offrant une protection réelle et durable à la planète.
Marine Calmet incarne un espoir et une vision audacieuse pour l’avenir. À travers son combat pour les droits de la nature, elle appelle à une révolution éthique et juridique qui pourrait transformer la manière dont l’humanité cohabite avec son environnement. Une révolution qui, selon elle, n’est pas seulement souhaitable, mais indispensable à la survie de notre planète.