samedi , 27 avril 2024

La chronique de Jacques Dubochet

Conçu par des parents optimistes, je suis né le 8 juin 1942, à Aigle dans le canton de Vaud. J’ai commencé à prendre conscience du monde à la montagne, dans le village de Nendaz ainsi que dans un mayen proche du lieu où mon Papa construisait le barrage de Cleuson. Je ne vous raconterai pas l’école; ce serait un chapitre en soi. Nous sommes ensuite venus habiter à Sion avant de déménager à Lausanne en 1952. J’étais un gentil garçon, plutôt timide. Je voulais devenir scientifique, « parce que comprendre, ça aide ». Bien soutenu par mes parents, j’ai péniblement réussi à entrer au collège scientifique où mes fautes inhabituelles ont attiré l’attention d’un de mes enseignants. J’ai ainsi obtenu le statut protecteur de premier dyslexique du canton, ce qui m’a surtout servi d’oreiller de paresse. Avec l’aide de mon professeur de travaux manuels, j’ai toutefois construit un joli télescope de 15 cm d’ouverture.

Je devais avoir 17 ans quand, à quelques mois du certificat de fin d’école obligatoire, le directeur du collège a été appelé à une autre fonction. Son remplaçant n’a pas trouvé que mon état était amusant. D’un jour à l’autre, j’ai été proprement mis dehors avec un bagage scolaire officiellement nul. Mes parents ont alors courageusement décidé de m’envoyer à l’Internat du collège cantonal de Trogen, Appenzell AR. La secousse fut salutaire.  Après une année et demie, avec l’aide de quelques copains et quelques professeurs admirables, j’étais décroché. De retour à Lausanne, j’ai rapidement passé une bonne matu.

La suite est un long fleuve presque tranquille. J’ai entrepris des études à l’École Polytechnique de l’Université de Lausanne (actuellement EPFL).  Préparée par mon télescope, la voie de l’astronomie paraissait évidente. Pourtant, les étoiles me semblaient bien loin alors que la réalité de la vie me fascinait davantage. Encore débutant dans mes études en physiques, je demande à mon professeur préféré, Jean-Pierre Borel, de m’indiquer comment me préparer à la biophysique.  « J’ai ce qu’il vous faut, à Genève, le prof. Edouard Kellenberger est en train d’élaborer en Suisse ce nouveau domaine de la science. » Quelques jours plus tard, j’étais chez lui. Amusé de l’intérêt que je porte à son travail, il me propose de commencer tout de suite. J’ai répondu : « dommage, il faut d’abord que je finisse l’EPUL, je reviendrai dans 3 ans ». Trois ans plus tard, il m’avait oublié, mais il ma quand même engagé pour un recyclage en biophysique et une thèse en microscopie électronique. Edouard s’est révélé être un Docktorvater idéal. Notre amitié perdure à travers sa famille..

La suite est une vie et une carrière scientifique, plutôt linéaire, parsemée de quelques agitations et d’une grosse surprise. En voici quelques points marquants.

  • 1967 -77 Thèse en biophysique aux universités de Genève et Bâle, postdoc à Bâle.
  • Mai 68.
  • 1969-1975 Six ou sept ans de psychanalyse freudienne. Est-ce que ce fut utile ? Dix ou vingt ans plus tard, je pouvais répondre « oui » sans hésitation.
  • Rencontre avec ma future femme Christine Wiemken, historienne d’art, enseignante et artiste, lors d’une manifestation contre la centrale nucléaire de Kaiseraugst.
  • En 1978, John Kendrew m’engage comme chef de groupe au Laboratoire européen de biologie moléculaire (EMBL) qui venait d’être créé à Heidelberg (Allemagne). J’y développe les bases de la cryomicroscopie électronique. Nous habitions à la campagne dans le petit village de Rauenberg. Nos enfants Gilles et Lucy y sont nés en 1980 et 82. C’était un temps magnifique.
  • En 1980, notre équipe découvre que l’eau peut être solidifiée par refroidissement ultrarapide sans qu’elle se transforme en glace. C’est ce qu’on appelle l’état vitreux et le processus qui y conduit est la vitrification. Pour toutes sortes de bonnes raisons, tout le monde croyait que la vitrification de l’eau est fondamentalement impossible. Ainsi, le journal Nature à qui nous avions soumis notre découverte, nous à proprement rejeté. Ce n’était pas habile, car l’expérience prouve en quelques instants et de manière évidente que nous avions raison.
    À nous, il est immédiatement apparu que cette découverte pourrait révolutionner la microscopie électronique en permettant d’observer la vie intacte, suspendue dans le temps avec toute son eau. Il a fallu quand même 35 ans pour que toutes les potentialités de la méthode soient réalisées.
  • Habituellement, chaque chercheur construit sa carrière en se spécialisant dans un domaine prometteur où il espère faire valoir son talent. Malheureusement, les bons domaines sont rares et les chercheurs qui s’y lancent sont nombreux. C’est ainsi que la science est souvent un champ de bataille. La situation est toute différente pour celui qui fait une vraie découverte. Un champ nouveau s’ouvre à lui, il en est à l’origine, pour un temps, c’est lui qui conduit la suite. Libre à lui de s’y épanouir. Ce fut mon Graal.
  • 1987-2007. Université de Lausanne. Pour ceux qui ont de la chance, la recherche scientifique est le plus beau des métiers. Pourtant, je souhaitais m’élargir. L’université de Lausanne m’a offert une très belle position avec un laboratoire en faculté de médecine et un autre en biologie. Pendant 4 ans, avec Nicole Galland, Pierre Hainard, nous avons dirigé la section de biologie alors que l’EPFL et l’UNIL s’engageaient dans la plus grosse transformation de leur histoire. Ce fut un moment fort. J’ai alors découvert que la politique universitaire est un dur combat. J’ai aussi appris que l’écologie ne se limite pas à un filet à papillons et une échelle ; elle nécessite d’assimiler pour de bon la formidable théorie darwinienne de l’évolution. Ainsi, du biologiste structuraliste que j’étais, décrivant ce qu’il se passe ici et maintenant, je suis devenu un historien pour qui la vie ne se comprend qu’à travers son histoire.
  • J’ai consacré ces 20 années à l’UNIL à poursuivre le développement de la cryomicroscopie et à réfléchir au rôle de la science dans la société.
  • Pour ce qui concerne la cryomicroscopie, la situation de pionnier solitaire de notre groupe avait changé. Ils étaient maintenant des dizaines, plus tard des milliers, travaillant à améliorer la méthode. La plupart s’attachaient à développer le traitement des images rendu possible par l’incroyable montée en puissance des ordinateurs. Ainsi, les images à deux dimensions devenaient des objets dans l’espace. La vitrification et le traitement des images étaient les deux jambes sur lesquelles s’appuyaient la lente amélioration de la méthode.
  • Personnellement, je n’aime pas tellement les ordinateurs. Selon ma vieille habitude, je suis allé chercher un autre filon. Il s’appelle CEMOVIS, acronyme de Cryo-Electron-Microscopy-Of-Vitreous-Sections. Alors que la cryomicroscopie que tout le monde pratique ne fonctionne qu’avec des suspensions de molécules ou de virus, CEMOVIS veut couper des tissus vitrifiés en sections si minces qu’il est possible de les observer directement dans le microscope – toujours à -150°C. J’ai travaillé avec de magnifiques étudiants qui se sont accrochés à la tâche. Le travail se poursuit dans quelques autres laboratoires, mais la méthode reste une spécialité portée par quelques jeunes courageux. J’ai bon espoir que l’un d’entre eux trouvera le truc qui va décrocher CEMOVIS et lui offrir son nouveau Graal.
  • À l’UNIL, j’ai consacré autant d’efforts aux questions de science et société – éthique scientifique – qu’à la cryomicroscopie. Pour ceux qui ont de la chance, la liberté académique n’est pas un vain mot dans les universités suisses. Ainsi, j’ai pu engager pendant tout ce temps une ou deux personnes pour travailler dans le domaine de l’éthique biologique. Nous avons d’abord étendu le séminaire Médecine et Société aux étudiants en biologie. Nous avons aussi créé le curriculum Biologie et Société. Ce n’était pas une grosse affaire, environ 1h par semaine, mais l’enseignement est obligatoire; il commence la 1re semaine de la première année  et il dure jusqu’à la fin du bachelor. Ainsi, tous les étudiants en biologie de l’UNIL sont en contact avec les problèmes de l’éthique durant toutes leurs études. C’était une première. Personnellement, je n’ai étudié ni la philosophie ni l’éthique formelle, mais je considère que, pour ce qui concerne la morale et le « vivre juste », chacun est son maître. Reste à écouter ceux qui travaillent à y voir claire et qui, quelquefois, en font profession. Ainsi, à l’UNIL, j’ai pris beaucoup de bon temps à écouter les philosophes, les théologiens, les médecins, les éthiciens et même, les gens «normaux ». J’ai gagné ainsi un bon nombre d’amis durables.

J’ai pris ma retraite en 2007, à 65 ans. J’avais bénéficié des meilleures conditions pour faire ce que j’avais voulu faire. Merci !  Je cède la place et je change de métier. Feue ma sœur Michèle m’avait mis en garde. « D’abord, tu laisses tout ouvert et tu apprends ton nouveau métier. » Quelques jeunes de mon entourage avaient besoin de soutien ; j’ai repris un peu d’enseignement, 2 + 3 = 5, deux H + un O donne de l’eau. Cette nouvelle occupation m’a plu et je me suis bientôt retrouvé sérieusement engagé à Malley, au foyer pour migrants mineurs non accompagnés. C’était une belle expérience. Dans les meilleurs moments, j’y allais 3 après-midi par semaine pour trois leçons individuelles d’une heure. L’admirable équipe des travailleurs sociaux qui s’occupaient des résidents m’ont fait comprendre que ce n’étaient pas les maths qui étaient importantes, mais la confiance qui s’établit lors de ces moments de rencontre régulière, les yeux dans les yeux. Imaginez l’Afghan de 15 ans qui me raconte en tremblant ses premiers émois amoureux.

Entre-temps, les résultats de la cryomicroscopie s’amélioraient d’année en année.  En 1985, notre première reconstruction d’un virus permettait d’y voir des détails de 35 Å. Quinze ans plus tard, les meilleurs labos touchaient 10 Å. Encore quinze ans, en 2015, au Congrès de Barcelone – j’y étais invité – les participants effarés découvraient que 3,5 Å semblaient atteignables de manière presque routinière dans plusieurs laboratoires.  Or, 3,5 Å, c’est la résolution atomique. Ainsi, la cryomicroscopie devenait chimie. Il fallut deux ans pour que l’Académie suédoise des sciences s’en convainque. Le 4 octobre 2017, vers 10:30, ma femme prend l’appel du téléphone, elle me passe le récepteur avec un air que je n’oublierai jamais « C’est Stockholm ! » Avec Richard Henderson et Joachim Frank, je recevais le prix Nobel de chimie. Moi, c’était pour la vitrification, eux pour l’amélioration des microscopes et le traitement des données.

Chacun vit sur deux jambes. L’une porte la présence à soi ; elle me dit physiquement qui je suis ; j’ai fait avec. L’autre est la société dans laquelle nous vivons. On apprend lentement à la connaître et à y naviguer ; ça va. Tout à coup, prix Nobel ! À l’instant mon monde social est totalement chamboulé. C’est le grand cirque. Je me suis amusé à poser pour des selfies, à raconter encore et encore ma petite histoire dont les gens ne semblaient pas se lasser et à m’étonner d’être devenu un confident recherché.

Je n’allais pas en rester là. Je ressentais le fort besoin de faire valoir la super voix qui m’était offerte. Je croyais avoir des choses à dire plus importantes que l’eau froide ou ma dyslexie. J’ai donc repris mon vieux drapeau de la lutte pour que la connaissance soit un bien commun. Ça tombait bien parce que, plus que jamais, notre société technofinancière dévoie la science pour en faire une machine à fric. Je suis même allé raconter mon histoire à l’ONU. Je m’y suis trouvé complètement à côté de la plaque. Tout s’apprend.

La leçon suivante n’a pas tardé. C’était le temps des manifs pour le climat. Comme il se doit, Christine et moi marchions avec les autres, mais ces jeunes en voulaient plus de nous. Nous étions avec eux face à la police lors de manifs ; ils m’ont poussé en avant pour que je sois leur porte-parole et leur tribun ; j’étais avec eux quand ils recevaient Greta Thunberg ; j’étais le prête-nom des zadistes du Mormont. Finalement, je viens de les rejoindre à Solidarité & écologie, le plus à gauche des partis vaudois, radical, mais sachant que les luttes ne se gagnent que collectivement.

Ainsi, j’ai reçu le plus beau cadeau qu’un vieux faiblissant puisse recevoir : l’amitié des jeunes qu’il admire. J’espère continuer à lutter avec eux. J’espère contribuer à convaincre mes compatriotes qu’il est nécessaire de s’engager radicalement pour le climat et la vie. Je suis reconnaissant que le site « État d’urgence » m’offre une place pour l’exprimer.

Jacques Dubochet, Morges, le 17 mars 2024

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