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Lausanne : une amende de 500 francs pour résistance pacifique

Dernière modification le 20-6-2025 à 15:37:57

Résister passivement, à Lausanne, coûtera désormais 500 francs

Le Conseil communal de Lausanne a validé une modification du règlement de police permettant de sanctionner d’une amende automatique de 500 francs — voire 850 en cas de récidive — toute personne opposant une résistance, même strictement passive, à un·e policier·ère municipal·e. Portée par une alliance allant de l’UDC aux Vert’libéraux — et appuyée par une partie du PS — cette mesure traduit une certaine vision de l’ordre public : qui ne coopère pas, paie.

Cette décision découle d’un projet déposé en 2018 par Fabrice Moscheni (UDC) et Xavier de Haller (PLR), intitulé « Mieux protéger les policières et les policiers ». Leur texte initial voulait aussi punir l’injure, ce que le droit fédéral interdit aux communes. Le canton de Vaud a émis un préavis négatif clair.

La Municipalité a répondu par un contre-projet juridiquement plus solide mais tout aussi répressif. L’amende plancher de 500 francs s’applique à toute « entrave » à l’action d’un·e agent·e. Aucun juge, aucune audience : un simple comportement passif ou symbolique peut désormais suffire à être sanctionné.

Ce texte, né d’une volonté conservatrice, a été validé par un exécutif se réclamant de la gauche. Il introduit un durcissement notable du dispositif répressif, ciblant potentiellement des actes de désobéissance civile pacifique. Une telle évolution, sous couvert de neutralité réglementaire, transforme en profondeur le lien entre citoyen·ne·s et institutions.

Le socialiste Samuel de Vargas (PS) présente cette mesure comme un geste symbolique de reconnaissance envers les fonctionnaires. Mais une sanction pécuniaire n’a rien de symbolique pour une personne précaire ou des jeunes militant·e·s. Pierre Conscience (Ensemble à Gauche) dénonce « une offense aux personnes qui souffrent de ce type de situation ». Tatiana Taillefert (Les Verts) rappelle que la police devrait viser la prévention, non l’automatisme pénal.

Ce choix politique, adopté avec peu de débats, soulève une question essentielle : veut-on faire de l’amende la norme face à la désobéissance pacifique ? Une société qui ne tolère plus le dérangement symbolique ne renonce-t-elle pas à ses propres principes démocratiques ?

Symbolique… ou stratégie de dissuasion ?

Derrière le langage symbolique se profile une logique de dissuasion. L’« entrave à l’action d’un fonctionnaire » est une notion floue qui permet de viser des comportements variés : blocage non violent, refus de coopérer, présence passive sur la voie publique. Ces gestes ont pourtant accompagné toutes les luttes sociales, syndicales, écologistes ou féministes du dernier siècle.

Loin de renforcer la police, cette politique l’instrumentalise. En la rendant hostile à la société civile, on l’isole de sa mission de service public.

Un reniement historique préoccupant

Que le Parti socialiste soutienne ce dispositif répressif surprend. Il s’agit là d’un reniement de décennies de luttes sociales, dans lesquelles la gauche a souvent été aux côtés de celles et ceux qui n’avaient d’autre choix que la résistance civile pour se faire entendre.

Soutenir une telle mesure revient à se désolidariser de l’héritage syndical, féministe, antiraciste, écologiste et de toutes les luttes qui ont façonné les droits démocratiques.

Liberté conditionnelle : quand la symbolique devient répression

L’article 11 de la Convention européenne des droits de l’homme protège la liberté de réunion et d’expression. Or, cette liberté ne saurait être soumise à la condition de l’obéissance passive. Dès lors qu’on punit par défaut toute résistance, même symbolique, on instaure une logique de sanction administrative préventive. On décourage, on dissuade, on fait taire. Et on glisse, insidieusement, vers une démocratie conditionnelle — où l’engagement est toléré à condition qu’il ne dérange pas.

La Cour européenne des droits de l’homme rappelle que toute restriction, notamment via des sanctions financières, doit être évaluée à l’aune de son impact dissuasif. Elle précise :

« L’examen de la proportionnalité d’une mesure doit tenir compte de l’effet inhibiteur que cette mesure est susceptible de produire. […] Les mesures répressives qui s’ensuivent, comme […] l’amende… peuvent avoir pour conséquence de dissuader, eux et d’autres, de participer à des rassemblements similaires à l’avenir. »

Dans des affaires comme Kasparov c. Russie ou Organisation macédonienne unie Ilinden et Ivanov c. Bulgarie, la Cour européenne des droits de l’homme a montré que des sanctions, même annulées ensuite, peuvent avoir un impact durable sur la participation citoyenne, notamment dans le cadre de manifestations politiques. Le simple risque d’amende suffit parfois à paralyser l’engagement, en dissuadant des personnes de manifester par crainte de conséquences financières.

Désobéir pour faire avancer la justice

De Rosa Parks aux défenseur·euse·s du climat, l’histoire l’a démontré : désobéir pacifiquement à des lois injustes ou des ordres arbitraires est un moteur fondamental de la démocratie.

Occuper brièvement une rue, ralentir une activité, interpeller l’opinion — sans violence — sont des pratiques historiques et légitimes d’expression collective. Les criminaliser par une amende automatique revient à bâillonner des voix citoyennes.

Police : gardienne de l’ordre ou de la paix ?

Ce glissement répressif interroge aussi le rôle que l’on assigne à la police dans une démocratie. Est-elle un bras armé du pouvoir chargé de réprimer toute perturbation ? Ou une gardienne de la paix chargée de garantir l’exercice des droits fondamentaux ?

Quel camp choisir ?

Il ne s’agit pas de nier les difficultés rencontrées par les policières et policiers sur le terrain. Mais la reconnaissance institutionnelle ne peut justifier la restriction de libertés fondamentales.

En validant cette amende automatique, une majorité du Conseil communal a fait un choix : celui de la dissuasion plutôt que du dialogue, de l’ordre plutôt que de la paix.

La gauche, si elle ne veut pas se couper de sa base militante et populaire, devra tôt ou tard répondre à une question simple : « Défend-elle encore la parole libre et les luttes non violentes ou s’apprête-t-elle à les faire taire ? ».

Dans ce contexte, la récente décision du Conseil communal de Lausanne est loin d’être anodine : elle applique une mesure dont la portée symbolique se double d’un effet dissuasif réel et qui, sous couvert de protection, restreint de fait un droit fondamental.

Aux citoyen·ne·s

Aux citoyen·ne·s qui se plaignent des actions dites « disruptives » des mouvements sociaux, écologistes, antiracistes, etc., il est bon de rappeler que les acquis sociaux dont nous bénéficions aujourd’hui — congés payés, assurances sociales, droit de grève, droit de vote pour les femmes, égalité juridique — n’ont pas été concédés, mais arrachés. Arrachés dans la rue, par des actions collectives souvent perçues comme dérangeantes à leur époque.

Ces droits sont le fruit de luttes pacifiques qui ont justement perturbé la circulation, bloqué des accès, mis la pression sur le pouvoir en place.

La question se pose alors, à celles et ceux qui dénoncent ces gestes aujourd’hui : « Seriez-vous prêt·e·s à renoncer à ces droits si vous refusez les méthodes qui les ont rendus possibles ? ».

La grève générale de 1918

Un moment fondateur des droits sociaux en Suisse.

Le 12 novembre 1918, plus de 250’000 ouvrières et ouvriers se mettent en grève dans toute la Suisse, exigeant des avancées majeures : semaine de 48 heures, assurance vieillesse, droit de vote pour les femmes.

En face, le Conseil fédéral déploie 95’000 soldats pour rétablir l’ordre, provoquant une tension extrême. Trois personnes sont tuées à Granges.

Malgré le risque d’escalade, la grève reste pacifique dans son organisation. Les dirigeant·e·s du mouvement décident de suspendre l’action après trois jours pour éviter des violences généralisées. Cet acte de désobéissance massive, mais contenue, marque un tournant.

Dans les années qui suivent, plusieurs revendications sont reprises politiquement :

  • semaine de 48 heures adoptée dès 1919,
  • bases constitutionnelles de l’AVS posées en 1925,
  • loi fédérale sur l’AVS entrée en vigueur en 1948.

Un siècle plus tard, la stabilité politique et la richesse de la Suisse doivent beaucoup à ce moment de tension démocratique, qui a ouvert la voie à un partenariat social durable.

Amnesty International – Pour une police respectueuse des droits humains

Au regard des standards internationaux, cette nouvelle disposition lausannoise s’éloigne des principes fondamentaux que la Suisse est pourtant censée respecter. Dans son rapport « Pour une police respectueuse des droits humains », Amnesty International dénonçait déjà en 2007 l’usage abusif de la force, les pratiques dégradantes, les détentions arbitraires et la quasi-impunité des agent·e·s en cas d’abus. L’organisation rappelait que toute intervention policière doit non seulement reposer sur une base légale claire, mais aussi poursuivre un objectif légitime et respecter strictement le principe de proportionnalité.

Or, dans le cas de l’amende lausannoise, c’est justement cette proportionnalité qui fait défaut : une sanction automatique de 500 francs — sans prise en compte du contexte, de l’intention ni du danger réel — contrevient aux recommandations internationales.

Amnesty exige depuis des années que la réponse policière soit éthique, progressive et soumise à un contrôle indépendant. À l’inverse, cette mesure formalise une forme de répression symbolique, dangereusement dissuasive, au lieu de favoriser un climat de confiance entre la population et les forces de l’ordre.

Source : Amnesty International, Police, justice et droits humains, 2007 ou amnesty-droits-police.pdf

Références

  1. Article initial 24Heures (Laurent Antonoff Publié: 12.06.2025, 07h25) : 24heures.ch ou PDF
  2. Convention européenne des droits de l’homme – Article 11 : liberté de réunion et d’association : www.fedlex.admin.ch
  3. Guide sur l’article 11 de la Convention européenne des droits de l’homme Liberté de réunion et d’association Mis à jour au 31 août 2023 : CEDH-art11.pdf
  4. CEDH, Kasparov c. Russie, arrêt du 3 octobre 2013 (n° 53659/07)
    Analyse de l’effet dissuasif des sanctions sur la liberté de réunion: CEDH-53659-07.pdf
  5. CEDH, Organisation macédonienne unie Ilinden et Ivanov c. Bulgarie, arrêt du 20 octobre 2005 (n° 44079/98)
    Sanctions symboliques et leur effet durable sur la participation civique : CEDH-44079-988.pdf
  6. Commission nationale suisse pour l’UNESCO, « Droits humains en Suisse » (2016) : deza.eda.admin.ch
  7. Keller, Benjamin (2022). La grève, ça paie ! Ce que les données suisses nous disent des effets de la grève. Revue Hémisphères, HES-SO : La-grève-ça-paie-Keller
  8. Abplanalp, Andrej (2018). La grève générale de 1918 : la Suisse au bord de la guerre civile. Blog du Musée national suisse, 12 novembre 2018 (mise à jour : 4 décembre 2024) : blog.nationalmuseum.ch
  9. Archives sociales suisses : sozialarchiv.ch
  10. Chenoweth, Erica & Stephan, Maria J. (2011). Why Civil Resistance Works: The Strategic Logic of Nonviolent Conflict. Columbia University Press. Étude fondatrice, largement reconnue dans les milieux académiques et stratégiques, basée sur l’analyse de plus de 300 campagnes de résistance à travers le monde (1900–2006). Les autrices démontrent que les mouvements non violents ont statistiquement deux fois plus de chances de réussir que les mouvements violents. Publiée par une maison universitaire de premier plan, cette recherche constitue un pilier des théories contemporaines sur l’efficacité des luttes pacifiques : jstor.org
  11. Harvard Kennedy School – Program on Nonviolent Action (ICNC)
    Bibliothèque de ressources scientifiques sur l’efficacité et la légitimité de la résistance civile : nonviolent-conflict.org
  12. Rapports du Conseil des droits de l’homme de l’ONU sur la Suisse (périodiques) : ohchr.org

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