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Dernière modification le 29-7-2025 à 18:31:28
Matériau millénaire et pourtant largement oublié, la terre crue revient aujourd’hui dans le débat écologique comme parmi les matériaux les plus prometteurs pour bâtir des villes résilientes, sobres et locales.. Dans un contexte de raréfaction des ressources, de dérèglement climatique et d’appauvrissement social, les techniques de construction en terre apparaissent comme des alternatives crédibles au béton, tout en remettant en cause des imaginaires hérités du XXe siècle.
Dans l’interview Circul’Métabolisme, Erwan Hamard, ingénieur des travaux publics de l’État et docteur en génie civil, revient en détail sur l’histoire, les atouts, les limites et les conditions de redéploiement de cette filière. Ses recherches portent sur l’utilisation des terres d’excavation pour la construction en terre crue selon des procédés anciens, adaptés aux contraintes écologiques actuelles.
Une histoire millénaire… effacée en un siècle
Construire avec la terre, c’est vieux comme l’humanité sédentaire. Pendant plus de 10 000 ans, des civilisations entières ont bâti maisons, temples, murailles et villes en utilisant des techniques locales : torchi, adobe, pisé, bauge, blocs comprimés… Aujourd’hui encore, un million de logements en France sont faits en terre – souvent sans que leurs habitant·es ne le sachent.
Mais au XXe siècle, la généralisation du béton armé, la mécanisation et le mythe de la modernité ont marginalisé la terre crue. Erwan Hamard décrit une volonté collective de « faire table rase du passé », de tourner la page d’un monde rural, dur, fait de pénuries, pour embrasser l’ère du ciment, du parpaing et de la brique cuite. Ce virage s’est traduit par la destruction massive de bâtiments anciens, souvent remplacés par des matériaux industriels énergivores.
Comme le suggèrent les travaux d’Erwan Hamard, construire en terre crue, ce n’est pas un retour au passé, mais une manière de composer avec le lieu, le climat et les ressources disponibles.
Un déchet… qui pourrait tout reconstruire
Paradoxalement, la terre est aujourd’hui le déchet le plus abondant du secteur du bâtiment (24heures). Lors de travaux d’aménagement ou de creusement (réseaux, parkings, fondations), des millions de tonnes de terres sont extraites, puis transportées et enfouies à des kilomètres, faute de réemploi. En Bretagne, elles représentent jusqu’à 80 % des déchets du BTP (source : librairie.ademe.fr/ taper « terre crue » ou « réemploi BTP ».
Selon les recherches d’Erwan Hamard et de son équipe, environ 23 % de la terre excavée provenant des chantiers bretons est techniquement adaptée à la construction en bauge, ce qui permettrait de bâtir jusqu’à 50 % des logements individuels annuels. La mobilisation de cette ressource, notamment avec des techniques complémentaires comme la terre allégée ou le pisé, pourrait conduire à un déploiement bien au-delà — pour peu que les flux de terre soient gérés en amont des chantiers et intégrés à une démarche d’organisation urbaine pensée localement (réf.)
Des qualités écologiques uniques
Les avantages de la terre crue sont multiples :
- Matériau local : elle est disponible à quelques kilomètres seulement du chantier.
- Circulaire et réversible : elle peut être réutilisée indéfiniment ou rendue à la nature sans impact.
- Faible impact carbone : pas de cuisson, pas d’industrie lourde, pas de transport à longue distance.
- Confort thermique et hygrométrique : grâce à sa masse et ses propriétés argileuses, elle amortit les pics de chaleur et stabilise l’humidité intérieure.
- Santé et bien-être : certaines études évoquent l’existence d’un microbiote spécifique dans les murs en terre, potentiellement bénéfique pour le système immunitaire.
La terre crue ne se contente pas de cocher des cases techniques. Elle offre aussi une qualité d’habitat que de nombreuses personnes décrivent comme « plus vivante », « apaisante », voire « nourrissante » dans leur rapport sensoriel au lieu. Bien que subjectifs, ces ressentis sont largement partagés dans les retours d’expérience recueillis sur les habitats en terre.
Les limites et les pièges à éviter
Construire en terre crue impose néanmoins des choix architecturaux adaptés. Elle ne peut pas rivaliser avec le béton pour les immeubles de grande hauteur ou les ouvrages de franchissement. Elle nécessite une bonne protection contre l’eau (débord de toiture, enduits compatibles), et des volumes de terre cohérents avec les ressources disponibles localement.
L’un des pièges majeurs consiste à ajouter du ciment à la terre pour la « renforcer ». Cela détruit ses propriétés naturelles, l’empêche d’être réversible, et peut aboutir à des murs plus carbonés qu’un mur en béton classique. Dans de nombreux pays du Sud, ce marché de la terre stabilisée est même devenu une nouvelle source de profit pour les cimentiers, au détriment de la logique écologique.
Un savoir-faire à reconstruire
Après des décennies d’oubli, les savoir-faire ont été perdus, et la filière repart presque de zéro. Des guides de bonnes pratiques ont été publiés avec l’appui du ministère de l’Écologie (France), et un Projet national Terre Crue vise à faire reconnaître les règles professionnelles nécessaires pour assurer l’assurance et la pérennité des constructions.
Mais l’obstacle principal reste culturel et symbolique. Dans l’imaginaire collectif, la terre évoque encore la pauvreté, le tiers-monde, ou la précarité. Ce stigmate freine son adoption. Il faut donc revaloriser ces architectures vernaculaires, adapter les normes, et favoriser la transmission des savoir-faire par des chantiers participatifs, des formations et un soutien aux artisan·es.
Une filière à structurer localement
L’un des enseignements forts d’Erwan Hamard est que la terre ne se transporte pas bien. Sa masse, sa fragilité et son coût écologique exigent une approche ultra locale, avec des circuits de transformation et de construction sur place. Une filière en terre crue ne peut donc pas être organisée comme celle du béton ou des matériaux industriels.
Il faut penser la chaîne dans son ensemble :
- Identifier les bons gisements à proximité.
- Adapter les techniques de mise en œuvre aux caractéristiques des terres locales.
- Concevoir des bâtiments cohérents avec ces matériaux.
- Former des artisan·es et favoriser les coopérations entre terrassiers, architectes, collectivités et citoyen·nes.
En Bretagne : la démonstration par les chiffres
Les travaux menés en Bretagne sont emblématiques. Selon certaines analyses régionales, il serait envisageable, en mobilisant efficacement les flux de terre locale sur le territoire breton, d’isoler le parc de bâtiments neufs et existants à l’aide de terre allégée dans un horizon temporel d’environ une décennie.
Cette expérimentation régionale pourrait inspirer d’autres territoires. Elle démontre que la transition écologique peut se faire sans pénurie ni high-tech, à condition de changer de paradigme et de modèle économique.
« Selon certaines modélisations régionales (notamment la thèse de Loris Verron et les projets du Projet National Terre Crue), il est envisagé que, si les flux de terre excavée étaient mobilisés efficacement, une couverture progressive du parc breton en isolation terre allégée pourrait être atteinte en une à deux décennies, sans dépendre d’importations ou de transformation industrielle. »
Repenser la ville… et nos imaginaires
Au-delà de la matière, construire en terre oblige à repenser l’urbanisme, la densité, l’esthétique et le rôle du chantier dans la société. Il ne s’agit pas de substituer la terre au béton dans les mêmes logiques, mais de bâtir autrement : avec plus de soin, de sobriété, d’ancrage local.
Erwan Hamard insiste : « La terre crue n’est pas un matériau d’ingénieur, c’est un matériau d’architecte. Elle oblige à concevoir intelligemment, à respecter les limites du matériau, et à composer avec le lieu, le climat, la culture. »
Valoriser l’existant, construire moins
Si la terre crue constitue une alternative prometteuse au béton, elle ne suffit pas à elle seule à repenser notre manière d’habiter. Comme le rappelle une recherche récente de l’EPFL, le bâti existant représente une véritable « mine d’or » pour inventer des formes d’habitat plus durables, sans avoir à reconstruire systématiquement. Adapter, réemployer, mutualiser, faire évoluer les usages — autant de pistes qui réduisent drastiquement l’empreinte carbone du secteur, tout en revalorisant les ressources déjà là. Une approche complémentaire à la terre crue, qui appelle à une vision systémique et sobre du futur de nos territoires.
Référence : Philippe Thalmann, professeur d’économie urbaine et environnementale à l’EPFL : actu.epfl.ch/news/le-bati-existant-une-mine-d-or-pour-inventer-l-hab/
Une reconnexion au vivant
Enfin, vivre dans un bâtiment en terre, c’est souvent renouer avec une sensation oubliée : celle d’un confort naturel, silencieux, respirant. Des études émergentes évoquent même des effets positifs sur la santé mentale et le bien-être, encore mal compris mais fortement ressentis.
Selon le Global Status Report 2024-2025 du Programme des Nations Unies pour l’environnement (UNEP), le secteur du bâtiment représente 34 % des émissions mondiales de CO₂ (construction et usage), consomme 32 % de l’énergie planétaire, et les matériaux comme le béton et l’acier en génèrent à eux seuls environ 18 %. Face à cela, la terre crue se présente comme une alternative locale, circulaire et à faible empreinte carbone.
Références
- L’industrie du bâtiment est responsable d’environ 34 % des émissions de CO₂ mondiales : unep.org…global-status-report-buildings-and-construction-20242025
- EPFL, favoriser la terre crue au lieu du béton pour changer de paradigme : actu.epfl.ch/news/favoriser-la-terre-crue-au-lieu-du-beton-pour-chan/
- Projet National Terre Crue : projet-national-terre.univ-gustave-eiffel.fr
- Terre crue portail HAL dumas : dumas.ccsd.cnrs.fr/search/index?q=terre+crue
- Confédération de la construction en terre crue : conf-terrecrue.org
- Association CRAterre (Centre international de la construction en terre) : craterre.org
- Construire en terre crue : conférence du 21 mars 2019 – salle plenière du parlement vaudois, lausanne : GTCD_DGIP_conference-20190321.pdf
- Promouvoir et développer la recherche sur la construction en terre crue de la Préhistoire à nos jours : reseauterre.hypotheses.org
- RFCP – Réseau Français de la Construction Paille : www.rfcp.fr
- La terre issue de la construction ne sait plus où se mettre : 24heures
- Hamard, E., “A new methodology to identify and quantify material resource at a large scale for earth construction. Application to cob in Brittany”, Construction and Building Materials, vol. 170, mai 2018 Batylab / pays-de-la-loire.developpement-durable.gouv.fr
- Rapport DREAL / Erwan Hamard, novembre 2020, Valorisation des terres d’excavation pour la construction en terre crue (Pays de la Loire) pays-de-la-loire.developpement-durable.gouv.fr
- Histoire de la construction : fr.wikipedia.org/wiki/Histoire_de_la_construction
- Autres articles etatdurgence sur le sujets :
– Alternatives durables au béton ou greenwashing ?
– Sauvons le Mormont : un vote décisif pour la justice écologique, climatique et sociale.
L’interview
Comment le béton et les parpaings ont éliminé la construction en terre crue ?
Erwan Hamard – Publications scientifiques : Accès à ses travaux sur la bauge, l’analyse des terres d’excavation, l’impact carbone, etc.
Recherches appliquées et validées dans un cadre universitaire.